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Bloody Sunday, la bataille de la mémoire

LEMONDE.FR | 30.01.12 | 08h55   •  Mis à jour le 30.01.12 | 12h45

 

 
 
 
Londonderry, envoyée spéciale - Depuis 1972, chaque dernier dimanche de janvier, Brian Brace l'a passé à marcher. Trente-neuf fois, il a arpenté le bitume du quartier catholique de Londonderry pour rendre hommage à ses quatorze camarades morts sous les balles de l'armée britannique, lors du "Bloody Sunday". Le 30 janvier 1972, une date devenue légende de l'histoire nord-irlandaise, symbole de cette période des "troubles" et des souffrances de la communauté minoritaire catholique dans une Ulster protestante.

 

La statue qui marque l'entrée de la ville de Londonderry, baptisée "Reconciliation/Hands Across the Divide" ("Réconciliation, des mains au-delà des divisions").

La statue qui marque l'entrée de la ville de Londonderry, baptisée "Reconciliation/Hands Across the Divide" ("Réconciliation, des mains au-delà des divisions").Charlotte Chabas

 

Mais à 64 ans, l'homme, sourire édenté et joues rougies par le vent glacial et les pintes de bières, ne sait pas s'il défilera cette année. Alors que la ville célèbre le quarantième anniversaire de ce "dimanche sanglant", la communauté catholique est divisée. Faut-il poursuivre ces marches ou tourner la page des martyrs ? Un débat qui provoque une véritable bataille de la mémoire, et traduit la complexité d'un pays où l'antagonisme a souvent régné en maître.

 

JUSTICE EST-ELLE RENDUE ?

"Ce qui s'est passé le jour du Bloody Sunday était non justifié et non justifiable. C'était mal." Les mots du premier ministre britannique, David Cameron, ont résonné dans la Chambre des communes, le 15 juin 2010. Pour la première fois, les victimes du Bloody Sunday étaient totalement innocentées, la faute rejetée sur neuf soldats et un officier anglais. Mais si le ministère de la défense britannique a proposé une indemnisation aux familles de victimes, les juges ne semblent pas pressés de se pencher sur le cas de ces soldats anglais, pour la plupart médaillés de guerre.

Justice est-elle alors rendue pour ces quatorze victimes ? Certains proches, à l'instar de Kate Nash, estiment que l'enquête n'est pas allée assez loin, "n'est pas remontée assez haut pour comprendre d'où venait l'ordre de tirer". Ils estiment aussi que "les responsables doivent être jugés et condamnés, comme pour n'importe quel crime de guerre". Ceux-là refusent en bloc l'argent britannique, et ont appelé une nouvelle fois à marcher, dimanche 29 janvier. Près de 1 000 personnes se sont déplacées, un chiffre faible par rapport aux années précédentes, où la marche attirait près de 20 000 personnes.

Pour les autres, le temps est venu "de mettre un terme à ces marches". John Kelly, dont le frère a été tué sur les barricades du quartier de Bogside, est aujourd'hui le coordinateur du musée de "Free Derry", et porte-parole des familles de victimes. S'il "continue lui aussi de demander des poursuites judiciaires contre les soldats anglais responsables du massacre", il estime cependant que "cette étape n'est plus entre les mains des habitants de Derry, mais du gouvernement britannique". Une raison suffisante pour mettre fin aux marches, "aller de l'avant" et "éviter de perpétuer les tensions" entre catholiques et protestants.

 

Un riverain nettoie la stèle en hommage aux victimes du Bloody Sunday, en vue des commémorations du 40e anniversaire de la tragédie.

Un riverain nettoie la stèle en hommage aux victimes du Bloody Sunday, en vue des commémorations du 40e anniversaire de la tragédie.Charlotte Chabas

 

POUR VIVRE HEUREUX, VIVONS SÉPARÉS

Depuis le traité de paix du Good Friday (accord du Vendredi saint), en 1998, les relations se sont nettement apaisées entre les deux communautés. Mais la ville de Londonderry reste tout de même géographiquement très marquée par ce dualisme historique.

D'un côté du fleuve Foyle, la vieille ville, entourée d'épais remparts, laisse une vue imprenable sur le quartier catholique du Bogside. Sur l'autre rive, le quartier protestant s'étend à perte de vue en petits lotissements réguliers, accrochés à flanc de colline. Une ville, mais deux noms – Derry pour les catholiques, aujourd'hui majoritaires, Londonderry pour les protestants et l'administration nord-irlandaise. Une ville, mais deux nationalités – irlandaise côté Bogside, britannique de l'autre côté de la Foyle.

 

Carte de situation de Derry, où s'est déroulé le "Bloody Sunday", le 30 janvier 1972.

Carte de situation de Derry, où s'est déroulé le "Bloody Sunday", le 30 janvier 1972.Le Monde.fr

 

Malgré des déplacements de population organisés au nom de la paix, certains bastions communautaires restent cependant implantés de part et d'autre du fleuve. Près de deux cents protestants continuent ainsi de vivre dans l'enclave de "The Fountain", au beau milieu des catholiques. Trottoirs et lampadaires peints aux couleurs du drapeau de l'Union Jack, les habitants du quartier continuent d'entretenir les fresques murales qui clament le célèbre "No surrender" (pas de capitulation), slogan protestant depuis le siège de la ville en 1689.

S'il est désormais possible pour un catholique d'emprunter ces ruelles étroites, les étrangers au quartier sont tout de même observés avec méfiance. Pour Margaret Tolley, 38 ans, habitante de l'enclave depuis sa naissance, l'approche de l'anniversaire du Bloody Sunday reste une source d'inquiétude. "Si les esprits se sont calmés, on sait qu'on vit sur un baril de poudre et que la moindre étincelle peut provoquer des débordements. Il suffit de deux ou trois excités pour transformer un cortège en émeute", explique-t-elle.

 

PLUS QU'UNE MARCHE, "UNE TRADITION"

Sur la rive protestante, le constat est semblable, même si la distance minore les risques de débordement. Pour Jackie Dunlop, 47 ans, employée à la poste, l'hommage au Bloody Sunday demeure "une tradition qui fait partie de l'histoire de Londonderry, au même titre que les parades du mois d'août organisées par l'ordre Orange", cette organisation protestante fidèle à la Couronne d'Angleterre réputée pour ses provocations envers la communauté catholique.

Pour cette fille d'orangiste, la démonstration de force et la tentation de "montrer ses muscles à l'autre communauté" ont laissé place à la dimension historique et culturelle de ces marches. Même si elle avoue que les débordements de l'été 2011 à Belfast ont "fait du tort" à l'équilibre nord-irlandais, elle ne voit pas "pourquoi la commémoration de l'histoire de ce pays pourrait ralentir la réconciliation nationale".

 

Jackie Dunlop, 47 ans, espère que les marches commémoratives se poursuivront pour préserver la mémoire de la ville.

Jackie Dunlop, 47 ans, espère que les marches commémoratives se poursuivront pour préserver la mémoire de la ville. Charlotte Chabas

"ŒIL POUR ŒIL, TOUS AVEUGLES"

 

Si les communautés restent encore aujourd'hui séparées – et ce, dès le plus jeune âge avec un système scolaire qui perpétue largement la séparation entre catholiques d'un côté et protestants de l'autre – elles n'en demeurent pas moins intimement liées. "Réduire le conflit nord-irlandais à un simple affrontement religieux serait trop simpliste", souligne ainsi Peter Shirlow, docteur en droit à la Queen's University de Belfast. En outre, chez les jeunes, la tension avec l'autre communauté est même de moins en moins perceptible.

"J'ai beaucoup d'amis protestants, et cela ne fait aucune distinction", explique ainsi Darren McLannen, 28 ans, étudiant catholique en musicologie. "Au contraire, on rigole mutuellement de ces différences, en forçant le trait", affirme-t-il. Cette liberté et ce détachement des jeunes générations, c'est "la garantie de voir le pays évoluer dans le bon sens", estime le docteur Peter Shirlow.

Danny McGrory, 57 ans, est né et a grandi dans le quartier du Bogside. En 1981, il a reçu une balle anglaise au niveau de l'abdomen, alors qu'il était avec un petit groupe d'amis dans la rue. Quelques mois plus tard, des membres de l'IRA, l'armée républicaine irlandaise, lui ont proposé de prendre les armes. "Moi, je n'ai pas pu le faire, mais beaucoup de gens du quartier l'ont fait, parce qu'ils étaient en colère et ne voyaient pas d'autres solutions".

Aujourd'hui au chômage, le quinquagénaire a longtemps attendu avant de raconter son histoire à ses trois enfants. "Je voulais qu'ils soient en âge de comprendre, éviter à tout prix qu'ils nourrissent un esprit de revanche et qu'ils se retournent un jour au nom de mon histoire personnelle", explique-t-il, lui qui se sent "avant tout de Derry, nationaliste, mais d'Ulster et pas d'Irlande, parce que les gens du Sud n'ont pas la même histoire". Citant Gandhi, il lance ce proverbe : "Œil pour œil, tous aveugles."

 

Danny McGrogry, 57 ans, natif du quartier du Bogside.

Danny McGrogry, 57 ans, natif du quartier du Bogside.Charlotte Chabas

"EXTRÉMISATION DE LA SCÈNE POLITIQUE"

 

Malgré ces évolutions, le sentiment de peur reste tout de même bien vivant, insidieux. "Selon différentes études, la société nord-irlandaise est de plus en plus ségrégationniste. Le gens n'ont toujours pas ce sentiment de paix et de sécurité indispensable au bon fonctionnement d'une société", analyse Adrian Guelke, politologue à la Queen's University of Belfast. La faute incombe, selon lui, à une "extrémisation de la scène politique" nord-irlandaise, qui conforte la "logique d'affrontement".

Deux principaux partis se partagent le pouvoir en Irlande du Nord : le Sinn Féin, côté républicain catholique, et le DUP (Democratic Unionist Party) pour les unionistes protestants. Le premier était, à l'origine, la branche politique de l'IRA, l'organisation paramilitaire à l'origine de centaines d'attentats sur le sol anglais et nord-irlandais. Le second s'est longtemps violemment opposé à tout accord avec les catholiques pour défendre les intérêts de la communauté protestante.

"Les deux partis ont été élus sur des positions extrêmes, pour conserver leur légitimité et leur suprématie, ils n'ont pas d'intérêt à aller dans le sens du rapprochement", explique ainsi Adrian Guelke. Pour certaines familles de victimes du Bloody Sunday, c'est même à l'issue d'un accord politique tacite avec le gouvernement britannique que le Sinn Féin aurait fait arrêter la commémoration du Bloody Sunday. "Certains politiciens n'ont pas intérêt à ce que la vérité soit faite, parce qu'ils ont du sang sur les mains et craignent qu'on puisse dévoiler des choses sur eux", affirme ainsi Kate Nash, dont le frère a péri le 30 janvier 1972.

 

 

Hommage aux victimes du Bloody Sunday, dans le quartier catholique de Bogside.

Hommage aux victimes du Bloody Sunday, dans le quartier catholique de Bogside.Charlotte Chabas

 

LA LITANIE DES BOMBES

La violence hante encore le pays. La semaine passée, deux bombes ont explosé en plein centre de Londonderry, sans faire de victimes. Un nouveau coup d'éclat attribué aux factions dissidentes de l'IRA, qui cherchent toujours à libérer le pays de "l'envahisseur britannique". Ces groupes paramilitaires, qui multiplient les actes de violence depuis plusieurs années, trouvent leurs nouvelles recrues dans une jeunesse désabusée par le marasme économique irlandais. Et l'anniversaire du Bloody Sunday pourrait bien leur donner des idées, prévient au détour d'une pinte de Guinness, Paul, 23 ans, proche d'une faction dont il préfère taire le nom.

"L'essentiel est de garantir l'entière souveraineté du peuple irlandais, peu importe la manière", explique ainsi Francie Mackey, président du Mouvement pour la souveraineté des 32 comtés (32CSM), considéré comme la branche politique de la Real IRA, responsable notamment de l'attentat d'Omagh en 1998. A Londonderry, l'émergence, certes marginale, de ce parti sur la scène politique nord-irlandaise, réveille de douloureux souvenirs. "C'est horrible de penser qu'au XXIe siècle, des gens pensent encore que les armes peuvent être un moyen d'amener la paix", commente ainsi Linda Fargul, 23 ans, caissière dans un supermarché.

Les démonstrations de violence de ces néo-républicains ne semblent pourtant pas faire monter la tension dans la population. "Au contraire, l'assassinat du policier catholique Ronan Kerr le 2 avril 2011, a ressoudé les communautés au lieu de diviser", analyse Adrian Guelke. "Parce qu'il était né et avait vécu toute sa vie à Derry, il était intouchable. Il était de Derry, avant d'être catholique ou protestant."

Si les causes républicaines et loyalistes s'essoufflent au fil des ans pour laisser place à une cohabitation pragmatique, la litanie des bombes rappelle tout de même le fragile équilibre sur lequel repose la ville de Londonderry et, avec elle, toute la société nord-irlandaise.

Charlotte Chabas



30/01/2012
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