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Djamel, de l’usine au Master 2

 

Djamel Dilem vient de décrocher un Master 2 à l’université de Cergy-Pontoise. "Et vous écrivez un article pour ça ?", entend-on déjà commenter. Oui, oui, on a bien envie de vous la raconter, cette banale et rassérénante histoire de volonté hors du commun, de coup de pouce désintéressé, d’ascenseur social qu’il est encore possible de prendre. On voudrait vous faire partager la fierté de Djamel Dilem qui s’est ri de son destin. Djamel à qui "rien ne permettait d’avoir des ambitions", comme il le réalise avec la lucidité de ses presque 28 ans. "J’ai fait ce qu’on me pensait incapable de faire."

Djamel Dilem. © Karim El Hadj/LeMonde.fr

 

 "celui du milieu" dans une famille de dix enfants installée à Cergy, avec un père, ouvrier métallurgiste puis chauffeur de taxi, qui trime nuit et jour, et une mère s’échinant tout autant au foyer, Djamel, enfant, entend parler algérien à la maison et ne côtoie absolument personne qui soit lancé dans les études supérieures. Le bac est déjà un horizon lointain. "Au primaire, j’étais le seul fils d’immigré à l’école du village. Je travaillais bien, et comme j’étais doué en dessin, je pensais un peu à l’architecture". Mais au collège, l’adolescent "tombe dans le panneau" aux côtés de ceux qu’il croit reconnaître comme ses pairs. Foot, télé, filles, argent facile... "Je n’avais pas compris l’intérêt des études. On ne m’avait rien dit."

Fin de troisième, il s’engage donc sur le chemin que son milieu social d’origine l’amène à emprunter. CAP et BEP hôtellerie-restauration en alternance, pour aider financièrement les parents. Salarié à 15 ans à la Taverne de maître Kanter de Port-Cergy. Chômeur à 17 ans. Trop jeune pour être embauché. Alors il traîne devant l’université, avec cette impression de passer à côté d’un "grand truc de savoir" fait pour les autres. A la Mission locale d’insertion, il a bien remarqué une affiche sur le DAEU (diplôme d'accès aux études universitaires), ce diplôme dont un copain lui a expliqué qu’il permettait de démarrer des études supérieures sans avoir le bac. Mais quand il l’évoque, on le ramène aux réalités : Renault recrute.

Le voilà magasinier, deux années et demi durant. "Au bout de deux mois, je n’en pouvais plus de la routine. De 5 heures du matin à 13 heures, je prenais une pièce, je la mettais dans un contenant, je le fermais, je l’envoyais au service expédition…" Il a 19 ans et une soudaine révélation. "C’est à ça que servaient les études ! A avoir le droit de prendre des initiatives, de s’interroger sur la meilleure manière de faire... "

Renault - "sacré coup de pouce" - accepte d’adapter ses horaires pour qu’il s’inscrive en pré-DAEU. Des cours de français et d’anglais le soir, à l’université de Cergy. "Le bonheur ! Quatre heures par semaine, j’apprenais !" A l’usine, la situation devient délicate. Il lit le journal à la pause, décroche un stage dans une usine anglaise ("J’étais chargé de rapport sur les méthodes des magasiniers, je pouvais leur prouver que j’étais capable, j’ai mis le paquet !"), il voit autre chose, devient différent. Il lui sera difficile de faire machine arrière. La pression monte.

La maison des étudiants, à l'université de Cergy-Pontoise. © Karim El Hadj/LeMonde.fr

La maison des étudiants, à l'université de Cergy-Pontoise. © Karim El Hadj/LeMonde.fr

Accepté un an plus tard en DAEU, il doit absorber un condensé de tout le programme du lycée. De 5 heures à 13 heures, il est à l’usine ; de 13 heures à 18 heures, en bibliothèque ; de 18 heures à 20 heures, à l’université ; de 20 heures à 22 h 30, le nez dans les  livres, chez ses parents. Il rate le diplôme. Dépression, licenciement, chômage. Mais l’année suivante, loin de l’usine, il l’obtient et ses profs croient suffisamment en lui pour le pousser à s’inscrire en BTS – formation que Pôle emploi accepte de financer. Lequel choisir ? Celui avec le plus grand nombre de matières : assistant de gestion de PME-PMI. "J’avais faim d’études, de nourrir mon esprit ! J’étais étudiant ! Au début, je n’y connaissais tellement rien que même pour allumer l’ordinateur j’imitais les autres". Deux années de suite, il finit tête de promotion.

Les profs, c’est une manie, veulent encore le recommander, cette fois pour une licence professionnelle à l’université de Cergy. Il opte pour "Qualité sécurité et environnement" qu’il est possible de mener en alternance. Licence obtenue avec mention. Mais "envie d’aller au bout"... C’est reparti pour un master "Exploitation et développement de réseaux de transports publics". Sauf qu’il lui faut puiser dans ses économies. Aucun patron ne l'a accepté en alternance. Quand se profile la perspective du Master 2, il sait que financièrement, il ne pourra pas tenir plus de six mois.

© Karim El HAdj/LeMonde.fr

C’est alors qu’il reçoit un courrier aussi inattendu que providentiel de la Fondation de l’université de Cergy-Pontoise. Il a le profil pour postuler à une bourse d’études de la fondation Ratp qui, depuis quatre ans, tente de "faire accéder des jeunes de milieux défavorisés aux métiers de l’encadrement" afin d’embaucher des profils un peu plus proches des clients transportés. Un mécénat, nous explique-t-on à la Ratp, qui "matérialise une responsabilité sociale dans un contexte particulièrement dur pour les jeunes" : "Dans certaines zones traversées par les tramways que nous inaugurons, 40 % d’entre eux sont au chômage". 

Djamel postule sans conviction. D’autres en ont sûrement davantage besoin que lui. Il est tout de même présélectionné pour un entretien auquel il se présente, casquette vissée sur la tête. Le jury tique. Jusqu’à ce que Djamel se mette à parler, et que la casquette ne soit plus qu’un détail face à "ce dynamisme, ce besoin de dépassement, cette capacité à sans cesse reculer les limites, ce talent relationnel", se souvient Christel Bériot, à la tête de la fondation de l’université. "On a eu envie de l’aider."

Et 425 euros par mois, d’octobre à juin, c’est vrai que cela aide. "On a vu des qualités en moi, je me suis accroché",  se souvient le jeune homme qui décroche au même moment l’examen de moniteur d’auto-école - sa garantie antichômage. "Je pourrai rebondir au cas où l’on ne voudrait pas de moi dans un poste aussi élevé en entreprise."

Avec la bourse, Djamel hérite d’un mentor censé lui fournir les clés de compréhension d’une grande entreprise, qu’aucun membre de son entourage ne peut lui donner. C’est Sylviane Delmas, 61 ans, inspectrice générale à la Ratp, qui a accepté le rôle. Investie dans suffisamment d’associations pour qu’il lui semble naturel de donner du temps, cadre supérieur depuis assez longtemps (40 années) pour "pouvoir aider un jeune à faire son chemin", Sylviane tombe sous le charme.

Sylviane Delmas, inspecteur général à la RATP. © Karim El Hadj/LeMonde.fr

"Quand il parle de la fac, ses yeux brillent, il est au paradis intellectuel. C’est un plaisir de discuter avec lui. Il est rapide, volontaire, concentré, il va au bout de ce qu’il entreprend. Ses profs sont admiratifs de son parcours". Le 24 septembre, Djamel soutient son mémoire de Master 2 sur "l’impact des aménagements parisiens sur les réseaux de transport bus". Un beau 14  sur 20.

C'est Sylviane qui lui a déniché le stage de Master 2 sans lequel il ne pouvait valider sa formation, réalisant à l'occasion combien la tâche est ardue pour un jeune. "Même moi, après 40 ans d’ancienneté, en connaissant tout le monde, j’ai commencé par essuyer deux refus !" Finalement, cela a marché au département développement-innovation-territoires. "Pas dans un centre bus ! Mais là où se dessine la politique des transports", a apprécié Djamel.

Le jeune homme a songé un temps au doctorat, mais s’est finalement trouvé trop vieux pour ne pas entrer dans la vie active. Il se verrait bien dans cette Ratp qui lui a donné une chance, avec ce stage, cette bourse, ce mentor. "La manière dont elle était, se comportait, expliquait l’entreprise, tout donnait envie d’y travailler." Sylviane a passé le message à la DRH : pourquoi se priver de "ce garçon d’une valeur exceptionnelle" ? "Pour lui, tout a été une bagarre. Il est habitué à ce que les choses n’arrivent pas tout cuit, à chercher les ressources en lui-même. Il aura une force managériale que peu de personnes peuvent avoir".

Sauf que les recrutements de cadres ne s’opèrent plus qu’au compte-goutte. Ce ne sera donc pas pour tout de suite. Djamel vient d’accepter un CDD de moniteur d’auto-école à temps partiel. Mais il martèle à ses neveux et nièces ce qui lui semble désormais aller de soi : tout le monde peut faire des études.



03/10/2012
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