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"Hacker" la société de surveillance


LEMONDE.FR | 04.06.10 | 18h01

a montée en puissance de l'internet en général, et de Google et Facebook en particulier, ont fait du "droit à l'oubli" l'alpha et l'oméga du débat autour de la vie privée. Mais la question, tout comme les termes du débat, a bien mal été posée.

D'une part parce que le problème, ce n'est pas l'internet, mais ce que peuvent y faire et y écrire (ou pas) les internautes. D'autre part, parce que s'il y a bien montée en puissance de la société de surveillance, l'internet y apparaît non pas tant comme une partie du problème que comme une partie de la solution.

Sur le Net, le problème, c'est la vie publique, comme le rappelait Laurent Chemla, pionnier de l'internet en France et auteur des mémorables Confessions d'un voleur, dans un article intitulé "Droit à l'oubli, devoir de mémoire", pour qui ce "pseudo droit n'est qu'une variation du manque d'éducation du public à ce véritable droit qu'il a récemment acquis : le droit à la liberté d'expression".

Nos démocraties n'ont pas attendu l'internet pour consacrer la liberté d'expression. La différence, avec le Net, c'est que la liberté d'expression n'y relève pas tant de la possibilité de s'exprimer que de celle de pouvoir enfin être entendu : la liberté d'expression n'est plus quelque chose de virtuel, réservée aux seules personnes ayant accès aux médias de masse.

Or, si l'on apprend bien aux enfants à parler, on leur apprend moins à s'exprimer, et encore moins à être entendus. Comme le souligne Laurent Chemla, "la prise de conscience liée à une telle révolution est lente à se faire, et il n'est pas si facile de s'approprier un nouveau droit, et encore moins de s'investir des responsabilités qui vont avec" :

"Quand on a été éduqué pour ne prendre la parole qu'après l'accord de la maîtresse, une fois qu'on l'a dûment demandée en levant la main. Quand on est élevé pour se taire devant la télé, puis pour "donner sa voix" à un représentant et se taire ensuite. Quand on a été formé à lire ou écouter les avis des penseurs accrédités par les médias classiques sans pouvoir leur répondre autrement que devant la machine à café, il est bien difficile de se faire à l'idée qu'on peut (qu'on doit ?) s'exprimer librement, sans censure préalable, devant le public le plus large qui soit".

Or, si l'on s'exprime publiquement, c'est pour être entendu, pas pour être oublié ! Cela nécessite un certain sens des responsabilités : les personnes publiques (politiques, "people", journalistes…) savent tous que les mots ont non seulement un sens, mais également du poids, que la parole publique peut nuire, et ils apprennent donc à faire avec, à mesurer leurs propos, de sorte de pouvoir les assumer.

"Ce qui a été dit en public ne peut plus être effacé non seulement de la mémoire des vivants mais aussi de celle de leurs descendants, conclut Laurent Chemla. Tel est le prix dont il faut accepter de s'acquitter pour bénéficier – enfin – de la liberté d'expression. Et il est lourd, et c'est parce qu'il est lourd que cette liberté est aussi belle, aussi grande, aussi exceptionnelle".

DE LA PROTECTION À LA PROJECTION DE NOS DONNÉES PERSONNELLES

La question est donc éminemment politique, et il serait dommage que le "droit à l'oubli" – dont il n'est question qu'au sujet de l'internet – en arrive à remettre le public "à sa place", et que l'on en revienne à l'ancien régime, du temps où, avant l'internet, seuls les puissants pouvaient être entendus par le grand public.

En commentaire d'un article intitulé "Le devoir de se taire" de Martin Lessard, spécialiste des médias sociaux qui revenait sur ces adolescents qui n'hésitent pas à écrire, sur le Net, n'importe quoi n'importe comment, le psychologue, psychanalyste (et geek) Yann Leroux"trop souvent le rappel à la règle est un rappel à l'ordre : tiens ta place, tiens ton rang, tu fais partie d'une minorité ("jeune", "en difficulté","peu instruit"), assieds toi et regarde faire les puissants". rappelle ainsi que

A contrario, l'internet ne se résume pas au seul fait de s'exprimer publiquement. Les conversations privées que l'on y tient par e-mail, ou messagerie instantanée, tout comme les sites que l'on visite, les documents, fichiers et données que l'on y partage ou télécharge, relèvent bien évidemment de la vie privée. Le problème, c'est la porosité et le flou qui sépare ce que l'on écrit ou exprime sur l'internet, et ce que l'on y fait, lit, ou vit.

Pourtant, sans vie privée, il n'y a pas de libertés. Or, s'il est possible (mais complexe, et difficile, dans la pratique) de contrôler toutes les traces qu'on laisse sur l'internet, il est impossible de contrôler toutes celles que l'on laisse, à son insu, dans les systèmes de vidéosurveillance, de biométrie, de traçabilité par puces de radio-identification (RFiD) sans contact, dans les fichiers administratifs, sociaux, policiers, dans les bases de données de ceux qui font commerce de nos données personnelles.

En 1978, la loi informatique et libertés fut adoptée alors que la majeure partie des "nouvelles technologies" de surveillance n'existaient pas, pas plus que les ordinateurs personnels ou l'internet tel qu'on le connaît aujourd'hui. Pourtant, son socle a démontré sa validité, malgré les années, et son article 1 n'a rien perdu de son acuité : "L'informatique doit être au service de chaque citoyen. Elle ne doit porter atteinte ni à l'identité humaine, ni aux droits de l'homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques".

A l'époque, et du fait de l'interconnexion grandissante des bases de données utilisées par l'administration, il était urgent de protéger la vie privée des citoyens. Plus de 30 ans après, au vu des développements de l'informatique en général, des technologies de surveillance en particulier, et des législations sécuritaires qui s'accumulent (on en dénombre plus d'une vingtaine, depuis septembre 2001), il est encore plus urgent de se battre pour défendre nos libertés.

A contrario, le développement de l'internet nous amène également à repenser notre rapport à la vie privée, ce que Daniel Kaplan souligne de façon brillante dans "Informatique, libertés, identités", le livre (paru chez FYP éditions) qu'il vient de consacrer à ces questions, et qu'il résume comme suit : "la valeur de la vie privée, c'est de nous permettre d'avoir une vie publique !" :

"L'identité n'est pas une donnée fixe, donnée une fois pour toutes, qu'il s'agirait simplement de garantir et protéger. C'est une construction permanente, multiformes, qui marie des éléments extérieurs et intérieurs à l'individu, objectifs et subjectifs, pérennes et éphémères. C'est surtout une construction sociale : l'identité se définit dans la relation aux autres, comme l'explique par exemple Daniel Solove.

La "vie privée" forme la base de départ à partir de laquelle nous pouvons aller vers les autres, en revenir et réfléchir à nos expériences, pour repartir de l'avant. La vie privée ne prend son sens que lorsqu'elle forme la base… de notre vie publique ! On ne peut pas dissocier la protection de la première, de ce qui rendra la seconde riche, diverse, créative, plaisante, efficace…"

Or, aujourd'hui, ce qui compte, ce n'est plus seulement la "protection" de nos données personnelles, mais également leur "projection" : il ne s'agit plus seulement de se "protéger", mais aussi de se "projeter", et donc de "partager" certaines de nos données, et une partie de sa vie privée, afin de construire notre vie publique. Donne nos données, les "libérer", permet de projeter son identité pour la partager avec d'autres, et cela semble avoir pour beaucoup d'internautes plus de valeurs que de les garder pour soi, et s'assurer de leur confidentialité.

On entend souvent dire qu'il serait urgent de sensibiliser enfants et adolescents aux "dangers" de l'internet. A contrario, en m'intéressant à ces "petits cons" de notre société de l'information, j'ai découvert que nous avions probablement autant à apprendre d'eux qu'ils n'ont à apprendre de nous.

Leur façon décomplexée d'aborder leur vie publique, et la liberté d'expression, semblable à la façon décomplexée qu'avaient les jeunes "libérés" des années 70 de vivre leur vie privée, et la liberté d'aimer, pourrait bien avoir autant de retentissement sur la société que les combats de libération sexuelle, féministe et homosexuel.

Les "vieux cons", ce sont ceux qui ont peur de cette forme de libération et qui, tout en ayant peur de Facebook en particulier et de l'internet en général, se “fichent” par contre d'être vidéosurveillés, dotés de puces RFiD, ou de voir leurs fichiers interconnectés, puisqu'ils n'ont "rien à cacher".

A contrario, si les "petits cons" n'ont pas forcément perçu la portée politique de leur façon d'aborder leur vie publique sur l'internet, ils sont soucieux de leur vie privée, sans avoir pour autant forcément conscience du fait que ce n'est pas tant sur l'internet que dans l'espace physique qu'elle est le plus menacée.

Alors que le "monde réel" est de plus en plus interconnecté avec les "espaces numériques", que les technologies de surveillance et les croisements de fichiers sont promis à un très bel avenir, il n'est pas impossible que l'on s'achemine vers un monde relevant peu ou prou d'un mix entre Big Brother, Minority Report et le Procès de Kafka.

Mais dans la mesure où, précisément, on n'a probablement jamais autant eu peur de Big Brother que depuis la montée en puissance de l'internet, il n'est pas non plus exclu que les générations qui seront au pouvoir, dans quelques années, auront compris que le danger, ce n'est plus tant le totalitarisme fasciste ou communiste qu'Orwell l'avait dénoncé, mais l'utilisation, par nos démocraties, de technologies dont auraient rêvé les dictatures du siècle passé, permettant potentiellement d'aller bien plus loin, et de faire bien pire.

LA LOI, C'EST COMME LE CODE, ON PEUT LA " HACKER "

En mars 1981, Pierre Mauroy, premier ministre socialiste, déclarait que "pour la droite, la première des libertés, c'est la sécurité, pour nous la gauche, la première des sécurités, c'est la liberté". Fin 1997, Jean-Pierre Chevènement, puis Lionel Jospin déclarèrent, a contrario, que "la première des libertés, c'est la sécurité", signant en cela la victoire idéologique des partisans du tout sécuritaire.
La montée en puissance de la société de surveillance ne date pas des attentats du 11 septembre 2001, et n'a rien à voir avec le Net. Par contre, c'est sur le Net que l'on trouve le plus d'arguments, et d'opposants, à cette société de surveillance, et il n'est pas exclu que cette génération, lorsqu'elle entrera dans l'arène du débat politique, ne sera pas aussi dupe que celle qui l'a précédée.

La question, aujourd'hui, n'est plus tant celle d'un clivage entre la "gauche" et la "droite" : ainsi, en Grande-Bretagne, qui est probablement la démocratie la plus (vidéo)surveillée, ce sont les partis de droite et du centre qui fustigent le plus la dérive sécuritaire du gouvernement travailliste.De même, les opposants aux politiques de contrôle et de privation de droits des logiciels propriétaires se trouvent tout aussi bien du côté des défenseurs de la libre entreprise que du côté des opposants à la marchandisation du monde.

Ainsi, le mouvement "open source" est notamment incarné par Eric S.Raymond, anarchiste de droite admirateur de Franco et grand défenseur des armes à feu, et auteur de plusieurs des textes de référence de la culture et des valeurs hacher, tels que La cathédrale et le bazar, ou Comment devenir un hacker.

A l'opposé, Richard Stallman, barbue hippie grand défenseur du "copyleft" (ou "gauche d'auteur", en opposition au copyright, ou "droit d'auteur"), et fondateur du mouvement des logiciels libres, est probablement celui qui a le plus oeuvré pour la défense des valeurs et de la culture du "Libre" (cf, à ce titre, sa nouvelle Le droit de lire).

Les hackers font peur. Pourtant, c'est à eux que l'on doit une bonne partie de l'internet et de l'informatique tels qu'on les connaît aujourd'hui. Harcelés par les autorités, les services de renseignement, en butte à certaines entreprises monopolistiques, ils ont dû apprendre à se défendre. Ce pour quoi les principaux défenseurs des libertés, sur l'internet, sont des informaticiens, qui ont compris que "la loi, c'est comme le code, on peut la " hacker"".

La majeure partie des hackers passent leur vie à coder. Un certain nombre d'entre eux, de plus en plus nombreux, passe aussi de plus en plus de temps, et d'énergie, à promouvoir, et construire, une société de l'information qui garantirait nos libertés. Et force est de constater que, la majeure partie du temps, ils trouvent toujours moult moyens de dénoncer et combattre les projets de loi répressifs, de trouver des parades aux technologies de surveillance ou de privation de droits, et donc, in fine, de garantir la possibilité d'exercer nos libertés.

In fine, la question qui se pose aujourd'hui est peu ou prou la même que celle qui prévalait au tournant des années 70, lorsque des féministes, homosexuels, enfants d'immigrés, ont réclamé le droit d'être libre de vivre leur vie sans être discriminés, avec les mêmes droits que les mâles blancs dominants, et sans avoir à se cacher ou à se plier aux coutumes et usages de ceux qui ont le pouvoir.
Sur l'internet, les défenseurs des libertés ont un temps d'avance, mais sont constamment harcelés. Dans l'espace physique, les ennemis de la liberté ont gagné le combat idéologique, mais peinent à démontrer l'efficacité du tout-sécuritaire. Et le vent tourne. Ainsi, dans son tout premier discours de politique générale, Nick Clegg, le nouveau Vice-Premier ministre libéral-démocrate britannique, a déclaré vouloir mettre un terme à la société de surveillance :

"Il est scandaleux que les gens respectueux des lois soient régulièrement traitées comme si elles avaient quelque chose à cacher."

Evoquant un "big bang" politique, et une "révolution du pouvoir" visant "la liberté du plus grand nombre, et non pas le privilège de quelques-uns", Nick Clegg a déclaré vouloir réinstaller "les fondamentaux de la relation entre l'État et le citoyen" afin de "rendre le pouvoir au peuple", et mettre un terme aux dérives sécuritaires du précédent gouvernement labour (de "gauche"). Au programme :

  • abandon du projet de carte d'identité (qui n'existe pas en Grande-Bretagne, non plus qu'aux USA), et du fichage systématique des enfants, . interdiction de ficher l'ADN des suspects (le fichier génétique français recense moins de 25% de personnes condamnés : plus de 75% des 1,2 millions de personnes qui y sont fichés y sont toujours “présumées innocentes“),
  • le recours à la vidéosurveillance sera plus sévèrement encadré, . l'utilisation de l'internet, et des emails, ne sera plus systématiquement surveillée, mais seulement en cas de besoin,
  • nombre de lois anti-terroristes ou criminalisant la liberté d'expression, ou de manifestation, seront tout bonnement abolies (le gouvernement appelant les citoyens à dénoncer celles qui rognent sur les libertés des citoyens)…

Une partie de la solution réside dans ce type de détricotage, et donc de "hack", de l'arsenal législatif de cette spirale sécuritaire infernale. Une autre partie relève de la possibilité de "hacker" les technologies de cette société de surveillance, pour le libérer, ou en tout cas nous donner la possibilité, vitale en démocratie, d'y vivre en toutes libertés.

Les hackers ont moult fois démontré qu'il était possible de hacker à peu près tout ce qui repose sur des systèmes informatiques et composants électroniques (puces RFiD, systèmes de vidéosurveillance ou biométriques, papiers d'identité "sécurisés", réseaux WiFi, machines à voter…), et que cette surveillance "high tech" était en fait soluble dans le "low tech", pourvu que l'on s'y penche un peu, et que l'on s'en donne les moyens.

Généralement, il s'agit de "preuve de concept", ou POC (de l'anglais Proof of concept) visant à démontrer la faisabilité d'une technologie, méthode ou idée, comme lorsque les hackers du Chaos Computer Club allemand ont publié l'empreinte digitale du ministère de l'Intérieur, afin d'illustrer le risque d'usurpation d'identité biométrique, ou lorsque leurs pairs hollandais du groupe The Hacker's Choice ont réussi à créer un "vrai-faux" passeport "sécurisé" au nom (et avec la photo) d'Elvis Presley.

Au-delà de la faisabilité technologique de ce genre de hacks, l'objectif est bien évidemment politique, et n'a probablement jamais été aussi bien formulé que par Raymond Forni, le "père inspiré" de la loi Informatique et libertés, vice-président de la CNIL de 1981 à l'an 2000, poste qu'il quitta pour prendre la présidence de l'Assemblée Nationale. Evoquant, en 1980, le projet du ministère de l'Intérieur de traitement automatisé des cartes nationales d'identité et, dans la foulée, les titres de séjour des étrangers, Raymond Forni avait déclaré que "Rien n'a jamais été réalisé d'approchant en France si ce n'est au détriment des Juifs pendant la dernière guerre" et qui, quelques années plus tard, se fit encore plus explicite :

"Dans une démocratie, je considère qu'il est nécessaire que subsiste un espace de possibilité de fraude. Si l'on n'avait pas pu fabriquer de fausses cartes d'identité pendant la guerre, des dizaines de milliers d'hommes et de femmes auraient été arrêtés, déportés, sans doute morts. J'ai toujours été partisan de préserver un minimum d'espace sans lequel il n'y a pas de véritable démocratie."


Jean-Marc Manach


07/06/2010
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