Après Blog Service

Après Blog Service

La mauvaise e-réputation

NOUVELLES TECHNOS - Frasques de jeunesse, histoires sentimentales ou fautes professionnelles : tout circule sur Internet, et rien ne se jette. Dès lors, comment faire pour ne pas rester marqué à vie quand son image est ternie ? Enquête, alors qu'arrive sur les écrans “The Social Network”, le film de David Fincher sur Facebook.

Elle est brune, classe et lasse. Dans un café parisien, elle raconte, sous couvert d'anonymat, ce qui lui pourrit la vie depuis huit ans : un blog ! Sophie (appelons-la ainsi) avait 20 ans à l'époque et revenait d'un camp de jeunes. Pour continuer la fête, l'un d'eux crée un blog, où chacun met ses commentaires. Au fil des semaines, le ton bascule, les allusions salaces se multiplient. « Quand je tapais mon nom sur Google, ce blog apparaissait en premier avec ces commentaires. Cela me mettait mal à l'aise. Du coup, j'ai fait l'autruche, je n'ai plus regardé... » Des années passent. Un jour, un client de la banque où Sophie travaille lui conseille de « googliser » à nouveau son nom. La jeune femme, stupéfaite, découvre que le ton du blog a durci : en première ligne, elle voit, assorti d'invectives, « Sophie L. brise les couples de ses copines en allant rejoindre leurs mecs à l'autre bout du monde. » Ce n'est plus un ex-copain de camp qui écrit, mais un anonyme : « Entre deux inventions dégueulasses, il donnait des ren­seignements sur ma vie d'adulte – séparation avec mon copain, etc. ! Je me suis sentie salie, épiée, insultée. Qui, dans mon entourage, pouvait me haïr à ce point ? Je travaille en open space, j'avais des soupçons. A chaque fois que je rencontrais quel­qu'un, je me demandais s'il avait vu. Aujourd'hui, tout le monde "googlise" tout le monde. »

Sophie n'est pas un cas. Ou alors, un cas emblématique d'une époque. Aujourd'hui, on a (presque) tous une existence numérique. Et une « e-réputation » à défendre. Tapez votre nom sur Google, pipl.com ou 123people : comme Sophie, vous risquez de retrouver un vieux CV avec « tous les stages détaillés ! », une phrase écrite à une copine sur Fa­cebook à 2h44 du matin « où on parlait de gym suédoise » ou encore une très ancienne pétition. Des traces dont vous n'avez pas conscience, que vous n'avez pas choisi de laisser, mais que l'obscur algorithme de Google pioche dans la Toile et jette sans votre accord sur la place publique numérique. Des traces que vos proches et moins proches liront forcément un jour ou l'autre. Car Sophie a raison : aujourd'hui, tout le monde « googlise » tout le monde, un nouveau client, un candidat pour une embauche, un hôtel pour les vacances... On va sur le Net, on compare. Sur des sites comme Trip­advisor, Ciao ou Doctissimo, les consommateurs (parfois envoyés par la concurrence) font et défont les réputations des hôtels et des médecins. Sur eBay et YouTube, les internautes postent des vidéos, traquent le ridicule et les mensonges des people et des anonymes. Sur Twitter et Facebook, ils relaient les rumeurs et s'adonnent aux délices de l'usurpation d'identité : la socié­té pétrolière BP, au plus fort de la crise, s'est ainsi retrouvée face à un faux compte Twitter, très populaire, tournant en dérision sa commu­nication. Dans cette bataille à ciel ouvert, chaque combattant est un média en soi, capable de fournir de l'info sans limitation de volume, d'espace ou de durée. Sacré pouvoir : quand, en 2009, un particulier se filme en train d'ouvrir un cadenas Kryptonite avec un stylo, sa vidéo est reprise et imitée dans le monde entier. Bilan pour l'entreprise : 10 mil­lions de dollars pour rembourser les cadenas défectueux.

“Les fâcheries, qui se réglaient autrefois
dans la cour devant trois témoins, se
concluent sur Facebook à la vue de tous.”

On applaudit la société numérique, extraordinaire aiguillon démocratique. On en mesure aussi l'immaturité. Et la violence pour des anonymes peu préparés au choc. Les éclopés du Net sont légion : un jeune politique plombé depuis deux ans par un blog qui évoque une escroquerie commise à l'adolescence. Une grand-mère dont les vidéos hot de jeunesse, tournées sous pseudo, réapparaissent et circulent... sous son vrai nom. Un syndicaliste qui ne retrouve pas de boulot parce que son intervention, lors d'une grève locale, a été mise en ligne. Ou encore Franck, jeune créateur d'une en­treprise de mille cinq cents salariés : en 2004, il est accusé d'abus de bien social. Un journal local relate l'affaire. L'amende est payée, l'article papier disparaît mais pas sa version numérique, qui « apparaissait dès qu'on tapait mon nom ou celui de ma société. Ça a bloqué les prêts des banques et failli couler le groupe. J'ai dû aller chercher des banques étrangères ! J'avais peur de donner ma carte de visite à mes clients. D'accord, j'ai fait une faute. Mais avec Internet, tout se paie de façon démesurée ».

Les ados, accros aux réseaux sociaux, sont particulièrement touchés : « Les fâcheries, qui se réglaient autrefois dans la cour devant trois témoins, se concluent sur Facebook à la vue de tous », témoigne Hélène Walker, directrice des études d'un collège parisien. Les campagnes de dénigrement sont très violentes. » Aux Etats-Unis, des études affirment que 40 % des adolescents se disent harcelés sur Internet. Tout récemment encore, le suicide d'un jeune étudiant gay, après la mise en ligne de ses ébats par ses colocataires, a ému l'opinion américaine.

Dans un café, Dylan et ses copains, 15 ans, ont chacun « deux cents à six cents amis » sur leur compte Facebook. Ils ne les connaissent pas tous, mais n'imaginent pas se protéger en activant des paramètres de confidentialité. L'un s'est fait pirater son profil par un petit camarade qui en a profité pour insulter des connaissances, une autre a découvert l'existence d'un blog à son nom, avec des photos d'elle volées... Des anecdotes, ils en ont à la pelle mais s'en fichent. Inconscience de l'âge ou, comme l'affirme Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook, évolution du concept de « vie privée » ? Regretteront-ils un jour ? Récemment, un journaliste s'est vu refuser une embauche à cause d'un blog écrit alors qu'il était étudiant ; et un chasseur de têtes nous disait avoir renoncé à un candidat « qui se plaignait de sa solitude sur un site de rencontres »... Les cas de licenciement, hélas, se multiplient.

L'enjeu, pour ces ados comme pour tous, est de pouvoir, le jour souhaité, tout effacer. Impossible aujour­d'hui : les moteurs de recherche et les réseaux sociaux sont aussi om­niprésents sur le Net qu'injoignables dans la vraie vie. Les hébergeurs de sites, souvent domiciliés à l'étranger, ne désactivent un lien que sur injonction de la justice ou si le directeur de publication (du blog, du site de presse...) est d'accord. Et les procédures judiciaires, dans ce monde aux règles floues, sont aléatoires. Ainsi, « l'infraction de diffamation, initialement prévue pour la presse, a été étendue à Internet. Mais le délai de prescription, trois mois, est trop court pour ce média », souligne l'avocate Laetitia Fayon-Boulay.

Se dirige-t-on vers une société sans jardins secrets, sans droit à l'erreur, à l'oubli ? Une société qui, de l'enfance à la vieillesse, garderait en mémoire la vie intime de ses citoyens accessible à tous ? Qui permettrait à chacun de dire et de montrer n'importe quoi sur l'autre ? Depuis l'explosion des réseaux sociaux, la question se pose avec acuité. Google (qu'on a quand même réussi à joindre) plaide « la liberté d'expression : nous ne sommes pas des gendarmes » ; Facebook (sur lequel sort un formidable film, The Social Network, le 13 octobre) minimise le problème.

“Moins vous êtes présent sur la Toile,
plus vous dépendez de ce que
les autres disent de vous.”

Mais la contestation monte. De nouveaux réseaux, comme Diaspora, futur (petit) concurrent de Facebook, font de la protection des données personnelles de leurs clients un argument commercial. Alex Türk, président de la Cnil (Commission nationale informatique et libertés), réclame avec ses collègues européens « un droit à l'oubli numérique ». La secrétaire d'Etat au numérique Nathalie Kosciusko-Morizet, en pointe sur ces questions, se bat depuis des mois pour une charte (lire ci-contre).

En attendant qu'on légifère, l'« e-réputation » est devenue une affaire. Sur le Net, une centaine de sociétés proposent leurs services de veille – surveillance de tout ce qui se dit sur le Web –, de « nettoyage » et de « cons­truction d'image numérique ». « Moins vous êtes présent sur la Toile, plus vous dépendez de ce que les autres disent de vous. Aujourd'hui, il n'est plus possible de subir son image numérique et d'attendre que l'algorithme de Google la définisse à votre place », assurent Alexandre Villeneuve et Edouard Fillias, auteurs du blog e-reputation.org (images et straté­gies). Pour le patron de Spintank, Nicolas Vanbremeersch, lui-même star du Net sous le nom de Versac, « une identité numérique ne s'improvise pas dans l'urgence : ça se cons­truit ». Quand une réputation est me­nacée, « il faut trouver les failles juridiques, être très pointu », témoigne le juriste Didier Frochot, patron des Infostratèges. « Agir vite. Essayer la négo­ciation. Eviter avant tout la propagation, ajoute Bastien Millot, patron de Bygmalion. Mais le mieux est de prévenir : il faut occuper le terrain. »

Un boulot chronophage – ou coûteux pour ceux qui délèguent –, sans cesse renouvelé, jamais terminé. On reconnaît les bons élèves à leur page Google ordonnée, leur fiche Wikipédia soignée, l'abondance d'articles « corporate » officiels, le blog à jour, les liens professionnels (LinkedIn, Viadeo) mis en avant, les réseaux sociaux actifs, la partici­pation aux forums de discussion... Les contenus, écrits souvent par les agences de com elles-mêmes, ne sont pas toujours d'un grand intérêt : textes désincarnés, convenus, répétés parfois mot pour mot, d'un endroit à un autre. Qu'importe, en créant des liens entre les divers sites, en multipliant les connexions, en réactualisant leurs vitrines, les « nettoyeurs du Web » arrivent à se faire référencer par l'algorithme de Google, à apparaître en bonne place dans ses pages. Dou­ble avantage : ça rend moins visibles les infos qui fâchent et ça permet d'être réactif sur le terrain, en cas d'attaque.

Des patrons comme Arnaud Lagardère, Franck Riboud ou François Pinault arrivent dans le peloton de tête du baromètre annuel « des e-réputations du Cac 40 » réalisé par l'agence de communication Hopscotch. Chez les politiques, des « jeunes » comme Nathalie Kosciusko-Morizet ont compris le truc. Quant aux particuliers, une minorité a saisi l'intérêt d'occuper l'espace. D'aucuns le font avec talent : des inconnus sont devenus des stars numériques, suivies par des centaines de milliers de personnes, grâce à leurs blogs ou leurs tweets. D'autres pataugent : certai­nes fiches Wikipédia d'anony­mes, nourries par une seule source (l'auteur lui-même), ridiculement détail­lées et élogieuses, valent le détour. Et puis il y a les autres, l'immense majorité, qui réagit... trop tard. Reputation Squad, spécialisé dans les particuliers, en reçoit de plus en plus sur sa péniche en bord de Seine, où une dizaine de « geeks » tapotent sur leurs écrans. Pour Sophie, il a suffi de quelques coups de fil et de lettres bien tournées à l'hébergeur : le blog a disparu. « Ils m'ont sauvé la vie », souffle la jeune femme, qui s'est depuis désinscrite de Facebook. Pour Franck, le chef d'entreprise condamné pour abus de bien social, ça a pris plusieurs mois : « On a d'abord essayé de "noyer" le blog, explique le jeune patron de Reputation Squad, Albéric Guigou. C'est-à-dire de le rendre moins visible sur Google, en créant du contenu. Ça marchait quelques jours, mais l'article réap­paraissait en haut de page, au bout de trois jours. Finalement, face aux lettres juri­diquement argumentées, le site du journal a cédé. »

Sophie et Franck ont pu supprimer leur lien parce qu'il n'y en avait qu'un. Pour les personnes médiatiques, c'est plus compliqué. Ré­cem­ment, les photos dénudées d'une sportive de haut niveau (sans doute mises en ligne par son ex-ami) se sont retrouvées sur la Toile, relayées, en vingt-quatre heu­res, par des centaines de sites : « Assigner n'était pas la solution, témoigne un de ses avocats. Il fal­lait aller vite et chercher l'efficacité. Nous avons contacté les principaux blogueurs français et ils ont accepté de tout arrêter d'eux-mêmes. Ils ont même inventé un contre-buzz au niveau planétaire, drôle et décalé. » Quand les internautes tapaient le nom, ils tombaient sur des vidéos bidon, pastiches les ramenant à leur statut de voyeur. Opération réussie ? Sauf que tout le monde n'a pas suivi, notamment à l'étranger : aujourd'hui, les photos sont encore visibles. Alors, condamnée à voir ses photos sur le Web à perpétuité ?

 

Bientôt une charte ?
Nathalie Kosciusko-Morizet, très active secrétaire d’Etat chargée de la Prospective et du Développement de l’économie numérique, rendra publique, le 13 octobre, une charte sur la protection des données personnelles numériques. Signée avec des réseaux sociaux (Skyblog, Trombi, Viadeo, Copains d’avant, Facebook..) et des moteurs de recherche (dont, normalement, Google), elle concerne, entre autres, les traces volontaires, celles que vous laissez ou que d’autres laissent sur vous. NKM nous en a livré les grandes lignes : « Renforcer la pédagogie vis-à-vis des internautes » (les sites devraient enfin nous expliquer clairement comment limiter l’accès à nos données personnelles), « mieux gérer la désindexation des documents » pour permettre le droit à l’oubli, « améliorer les relations avec les sites » (savoir comment les joindre, connaître l’ensemble de ses données personnelles détenues par un site…) et « réglementer le transfert des données sur des sites tiers ».

.

Emmanuelle Anizon

Télérama n° 3169


13/10/2010
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 209 autres membres