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Le principe de précaution est-il un danger ?

LE MONDE | 07.05.10 | 14h05  •  Mis à jour le 07.05.10 | 14h09

L'Europe a-t-elle fait preuve d'un excès de précaution lors du passage, dans son espace aérien, du nuage de cendres crachées par le volcan islandais Eyjafjöll ? Taxé d'"idéologie précautionniste" (Franz-Olivier Giesbert), voire de "principe mortifère" (Luc Ferry), le principe de précaution serait le signe d'une société tétanisée par ses peurs.

La question prend une nouvelle actualité, alors que les fabricants de moteurs d'avion viennent de préconiser, comme seuil de sécurité, un niveau de concentration de poussières dans l'atmosphère environ... vingt fois supérieur à celui qui a été mesuré en avril, lors de vols scientifiques, au-dessus de la Grande-Bretagne, de la France ou de l'Allemagne.

Avant l'éruption volcanique, la tempête Xynthia et le virus grippal A(H1N1) avaient déjà remis sur la sellette le principe de précaution, cible d'un feu nourri de critiques. Les trois événements ne sont certes pas de même nature, et leur bilan n'a rien de commun. Dans le cas du nuage de cendres : le trafic aérien paralysé pendant une semaine (et récemment encore perturbé), des dizaines de milliers de passagers bloqués loin de chez eux, des pertes estimées à plusieurs milliards d'euros, mais aucune victime. Pour la tempête Xynthia : 53 morts, des zones littorales dévastées, 1,5 milliard d'euros à la charge des assurances, 1 510 habitations condamnées à être rasées, indemnisations à la clé. S'agissant de la pandémie grippale : 17 853 morts dans le monde dont 224 en France (la grippe saisonnière fait entre 250 000 et 500 000 morts par an, dont 4 000 à 5 000 en France), 13,6 milliards d'euros dépensés pour l'achat de vaccins, dont 879 millions d'euros par la France pour 94 millions de doses.

Chacun de ces épisodes, pourtant, a relancé la controverse sur le principe de précaution. Le paradoxe est qu'aucun de ces trois événements ne relève, stricto sensu, de ce principe. Contre lequel est donc instruit un faux procès.

La définition du principe de précaution. Inscrite dans la Constitution en 2005, la Charte de l'environnement stipule, dans son article 5 : "Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attribution, à la mise en oeuvre des procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage."

Plusieurs notions sont essentielles : le caractère "incertain" du dommage, son impact "irréversible", la nécessaire "évaluation" des risques, enfin, la dimension "proportionnée" de la réponse.

Les faux exemples. "Le principe de précaution vaut pour les situations d'incertitude scientifique, celles où le risque n'est pas connu", souligne Olivier Godard, directeur de recherche au CNRS, qui a beaucoup étudié la question. Autrement dit, "lorsqu'il existe un débat entre experts sur l'existence et la nature du risque", précise Arnaud Gossement, avocat en droit de l'environnement.

Rien de tel dans les trois crises récentes, où le risque était avéré et identifié. Pour le nuage volcanique, on sait que les cendres peuvent faire caler les moteurs des avions : près d'une centaine d'incidents ont déjà affecté des vols long-courriers. Pour la tempête Xynthia, la menace d'inondation était également connue, comme l'est le péril qu'il y aurait à conserver des maisons dans des zones submersibles. Quant à la grippe A(H1N1), le virus était caractérisé et les effets potentiels de la maladie certains, même si sa gravité a été surévaluée. Ces trois cas relevaient, en réalité, du principe de prévention d'un risque identifié.

Les situations où il s'applique. Le principe de précaution peut être invoqué lorsqu'il existe une incertitude sur les conséquences d'une activité ou d'une technologie nouvelles. Il en va ainsi pour les OGM (dont ni la nocivité ni l'innocuité n'ont été démontrées), pour les ondes électromagnétiques (même constat), ou pour les nanomatériaux (dont les experts sanitaires considèrent que le danger "ne peut être exclu").

Il en va de même pour l'effet de serre, dont certaines conséquences sont déjà visibles, mais dont celles à long terme restent entachées d'incertitudes.

De son utilité en cas de crise. Faut-il y renoncer ou l'amender ? "Tout au contraire, il faut revenir à sa lettre et l'appliquer vraiment, et non pas s'abriter derrière lui en le trahissant", répond Olivier Godard. Même s'il ne s'appliquait pas formellement aux trois cas évoqués auparavant, il aurait pu inspirer utilement les pouvoirs publics.

Pour le cas des cendres volcaniques, développe le chercheur, le principe de précaution aurait voulu qu'après la mesure conservatoire de fermeture de l'espace aérien, des analyses (vols tests, mesures scientifiques) soient réalisées très vite, sans attendre plusieurs jours, afin de répondre à l'obligation d'"évaluation des risques".

Pour la grippe, même si la commande de vaccins devait être rapide, compte tenu du délai de mise au point, le caractère "proportionné" de la riposte aurait dû inciter à des contrats révisables et réversibles avec les fabricants, en fonction de l'évolution de l'épidémie. Et, pour la définition des "zones noires" en Vendée et en Charente-Maritime, la concertation et l'examen de toutes les solutions auraient ainsi dû prévaloir sur l'autoritarisme de la décision de démolition des habitations.

Les motivations des opposants. "Les récents événements sont utilisés comme prétextes pour affaiblir et discréditer le principe de précaution", analyse Arnaud Gossement. Ses adversaires, décrit-il, s'inscrivent dans "une école de pensée libérale", inspirée de l'approche des Etats-Unis, où un nouveau produit est mis rapidement sur le marché, et retiré tout aussi rapidement en cas de problème.

La démarche française, qui consiste à mener des études approfondies avant la commercialisation, leur semble pénalisante. Du reste, la Commission pour la libération de la croissance française, présidée par Jacques Attali, avait prôné, dans son rapport remis en 2008 à Nicolas Sarkozy, d'"abroger" ce principe ou, à défaut, d'en "préciser très strictement la portée".

La sécurité alimentaire et la santé concernées. La Charte de l'environnement indique que "chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé". Il existe en outre une jurisprudence. En 1998, dans l'affaire de la "vache folle", la Cour de justice européenne a débouté le gouvernement britannique qui contestait l'embargo sur ses produits bovins, en estimant que "des incertitudes" subsistaient "quant à l'existence ou à la portée de risques pour la santé". Et, en 2008 et 2009, des tribunaux français ont ordonné le démontage d'antennes-relais - ou interdit leur pose -, en se référant au principe de précaution.

Un levier pour la recherche et l'économie. Le principe impose des travaux scientifiques pour lever l'incertitude et "parer à la réalisation du dommage". L'essor de la climatologie, stimulée par la menace du réchauffement, en est la meilleure illustration. Et, même si les "emplois verts" sont difficiles à chiffrer, les filières énergétiques alternatives ont fortement bénéficié du principe de précaution.

Pierre Le Hir


De la convention de Rio à la Constitution française

Apparu à la fin des années 1960 en Allemagne, le principe de précaution a suivi plusieurs étapes.

1992, Sommet de la Terre de Rio La "déclaration sur l'environnement et le développement" retient qu'"en cas de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement".

1992, traité de Maastricht Le concept est intégré au droit communautaire, qui précise : "La politique de la Communauté (...) est fondée sur les principes de précaution et d'action préventive".

1995, loi Barnier Elle fait entrer dans le code français "le principe de précaution, selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à réduire un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable".

2005, Charte de l'environnement Adoptée par le Parlement réuni en congrès à Versailles avec plus de 95 % des suffrages, elle fait entrer dans la Constitution les principes de sauvergarde de l'environnement, au même niveau que les droits de l'homme et du citoyen.

Article paru dans l'édition du 08.05.10


10/05/2010
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