La route de l'espoir
Il faut imaginer un fond de vallée et une ligne presque droite qui le traverse. Sur les bas-côtés, trois stations-essence, un supermarché Leader Price, la mairie sise dans l'une des dernières bâtisses coloniales, un opticien ouvert trois jours par semaine. Tout autour, 5 700 habitants dispersés dans l'immensité des collines flamboyantes de Nouvelle-Calédonie, le lagon turquoise en contrebas.
Centre géographique de la Grande Terre, Bourail est un bourg de brousse, avec des airs de Far West, et la route qui le traverse, le lieu de tous ses conflits et réconciliations. Entre 1984 et 1988, lors de ce qu'il est désormais convenu d'appeler les "événements", Kanak et "Caldoches" se sont battus camp contre camp, une barricade à chaque entrée du village.
Les Kanak, "noirs", peuple autochtone de l'île, revendiquaient l'indépendance. Les "Caldoches", "blancs", descendants de colons et de bagnards, défendaient le lien avec la France. Ce qui a accouché aujourd'hui d'un "pays d'outre-mer" (POM), avec son propre gouvernement, sa Constitution, les compétences régaliennes en moins.
Vingt ans plus tard, la piste remplie d'ornières s'est transformée en une voie asphaltée. On dit moins "Kanak" et plus "Mélanésien", moins "Caldoche" et plus "Calédonien". Et la route de Bourail est finalement devenue le coeur de la vie communale, l'endroit où semble le mieux se mettre en place ce "destin commun" tant souhaité par l'accord de Nouméa, signé en 1998 et qui prévoit l'organisation d'un référendum d'autodétermination à partir de 2014.
Il suffit de se rendre à l'église de Bourail, un dimanche, pour comprendre le brassage qui s'opère. Noter l'ampleur des mariages mixtes. Observer la dame de la chorale, mélanésienne, les deux enfants de choeur, l'un wallisien, l'autre métropolitain, fils de militaire. "On essaie toujours de veiller à ce que toutes les communautés soient représentées", explique Anne-Marie Lemenant, une paroissienne calédonienne de 51 ans.
Il faut entendre aussi, le soir, dans les nakamals, ces bars où l'on sert le kava, une plante relaxante, les rires se mélanger au comptoir. "Jusqu'à il y a cinq ou six ans, ça se regardait encore en chien de faïence, il y en a même qui restaient dehors", commente la patronne calédonienne, Christiane Sam-Jacob, 47 ans.
Une évolution à l'image du parcours de Sonia Babois, 40 ans, gérante de la supérette la plus fréquentée de Bourail. Descendante de bagnard, fille d'un ouvrier agricole, elle se raconte : "A 15 ans, j'étais sur les barricades, je me battais pour "rester française"." Finalement, elle a intégré un programme d'insertion, baptisé "400 cadres", qui lui a permis d'étudier en métropole. "Là, j'ai compris que mes préjugés envers les Mélanésiens n'avaient pas de sens."
Aujourd'hui, ses vingt-deux employées sont des Mélanésiennes. Elle fait crédit à tous ceux dont la retraite tarde parfois, en fin de mois. Rachète les fruits et légumes invendus des tribus, le samedi, au marché. Et ce n'est pas seulement l'intérêt commerçant qui la guide.
Il n'en reste pas moins que, loin des bidonvilles de Nouméa, Bourail, sa route, ses habitants, donnent à leur façon une idée en concentré des problèmes de la Nouvelle-Calédonie d'aujourd'hui. Les Mélanésiens vivent toujours, pour la plupart, en tribu - six en tout - autour du village. Les Calédoniens sont installés dans le bourg ou sur des exploitations agricoles. Et une communauté de "métro" a grandi après les "événements", en bord de mer, aventuriers parfois, fonctionnaires souvent, avec salaires indexés.
Des vies côte à côte qui poussent beaucoup d'habitants à observer avec assiduité et inquiétude les violences qui émaillent l'île depuis le début du mois d'août. Les Bouraillais savent qu'elles sont à l'instigation du syndicat radical USTKE (Le Monde du 24 août). Mais ils n'ignorent pas qu'une frange de la jeunesse mélanésienne, défavorisée, s'y est associée.
Même à 160 km au nord de Nouméa, nul n'est dupe du fossé culturel et social croissant entre le monde kanak et le reste de la population. Au village, on a bien vu comment l'essor du travail des femmes mélanésiennes a déstructuré nombre des clans alentour. Une délinquance kanak s'est développée. L'alcoolisme maladif de certains hommes a également conduit à un arrêté municipal suspendant la vente d'alcool le week-end.
Dans la cour de récréation du collège, les adolescents ont désormais tendance à se regrouper par clans. Un professeur d'arts plastiques a même vu ressurgir dans les dessins des drapeaux de la "Kanaky", le pays rêvé par les indépendantistes.
Il n'est qu'à suivre chez lui Mathias Bruireu, Mélanésien de 65 ans, pour comprendre. Son clan vit à une vingtaine de kilomètres du bourg, au sommet d'une colline abrupte, au bout d'une piste cabossée. Une ancienne réserve dont, jusqu'en 1946, lui et les siens ne pouvaient sortir qu'avec autorisation de l'administration coloniale.
Des maisonnettes en préfabriqué, souvent subventionnées, ou des installations en tôle remplacent aujourd'hui les cases. Si M. Bruireu a travaillé en ville, "dix-huit ans aux espaces verts de la municipalité", son épouse et la plupart des membres de sa famille ont toujours cultivé dans les champs voisins l'igname et le manioc.
Sur ses quatre enfants, seuls les deux derniers, trentenaires, ont suivi des études. L'une est aide-soignante à Nouméa, l'autre est chauffeur dans une mine de nickel. Et tous deux, conformément aux traditions, aident le clan dès qu'ils le peuvent. C'est comme ça que la bétonnière et la machine à laver ont pu être achetées.
Les deux aînés de M. Bruireu, quadragénaires, ont cessé l'école encore adolescents. Ils appartiennent à cette génération des "événements", celle d'une époque où l'enseignement "colonial" était vilipendé. L'un d'eux refuse de vivre ailleurs que dans une case. Et moins que la précarité, c'est la perspective de perdre ses traditions qui l'inquiète. Comme son fils, M. Bruireu s'attarde sur les problèmes de "l'évolution", des plus jeunes attirés par les lumières de la ville : "Si tu ne fais plus la coutume, tu n'es pas blanc, parce que tu as la peau noire, mais tu n'es pas noir non plus, parce que tu ne participes pas à la vie de la tribu."
Pour comprendre les espoirs fragiles de Bourail, il faut aussi discuter avec André Mazurier, 57 ans, un Calédonien robuste, installé à l'autre bout de la route qui traverse le bourg. Il est arrivé au village après avoir été expulsé de ses terres de la côte ouest, du temps des "événements". "J'ai toujours dit que je pardonnerais, mais je n'oublierai pas, et je suis fier de m'en être sorti sans avoir de sang sur les mains !"
A la tête d'une vaste exploitation agricole, ce petit-fils d'un lauréat de l'Exposition coloniale de Paris, en 1931, s'est refait. Il vit avec son épouse dans une maison à la décoration rustique. Toute la famille s'est mise à l'apprentissage du kanak. Mais pour lui, les difficultés de la communauté mélanésienne sont moins liées à des inégalités qu'à des "handicaps culturels".
Sa dernière fille, Laureen, ravissante rousse de 24 ans, l'affirme : "A Bourail, il n'y a pas plus de tensions qu'à Strasbourg, mais elles sommeillent et remontent avec l'alcool." La jeune fille affirme même avoir une amie mélanésienne "indépendantiste". Mais depuis que son frère a été agressé par un Mélanésien, elle arbore toujours une cocarde bleu-blanc-rouge sur son téléphone portable et son sac à dos.
Reste à rencontrer Laurent Savart, 45 ans, installé là où la route se termine, au bord de l'océan. Un quartier prisé des surfeurs, où ne résident pratiquement que des "métros", "écolos" comme lui, ou des enseignants en poste, le temps de trois ou cinq ans. Un "bidonville de riches", comme dit en plaisantant une de ses amies, à l'image du camp militaire construit sur la commune, les barbelés en moins.
Fils de bonne famille, M. Savart a débarqué en Nouvelle-Calédonie en 1985, parce qu'il était "dégoûté du système français". Après quelques années de petits boulots, il est devenu éducateur spécialisé, s'est marié à une Japonaise et a monté un gîte où il reçoit des touristes étrangers. Aujourd'hui, il est un peu amer. Ayant vécu plus de vingt ans sur l'île, il aura le droit de participer au futur référendum d'autodétermination. Il a de "très bons amis mélanésiens". Mais il a aussi souvent le sentiment d'être victime du rejet des "zoreilles". Une appellation parfois tendre, mais aussi péjorative, pour désigner ces métropolitains, vite arrivés, vite repartis, accusés de venir prendre le travail des natifs.
Les non-dits, les courtoisies feintes, les sourires réservés sont encore fréquents à Bourail. Tout le monde le sait. Le vivre-ensemble est d'ailleurs l'une des préoccupations premières du maire, Taieb Aïfa, descendant de la petite communauté kabyle déportée ici à la fin du XIXe siècle.
Sur ce thème, un immense projet aux multiples financements est à l'étude. Il tarde, mais l'objectif est là : réussir, pour la première fois sur l'île, à associer Mélanésiens, Calédoniens et métropolitains en actionnariat, dans un projet économique, le développement d'un complexe hôtelier et touristique. Un projet qui répond au nom d'un ancien cimetière kanak, Gouaro-Deva, et qu'on prononce un peu comme le totem qui pourrait consolider les espoirs de la route de Bourail.
A découvrir aussi
- Les classes moyennes désertent Nouméa
- Sept cents artistes attendus au Festival des arts mélanésiens
- Le palmarès des banques
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 209 autres membres