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Les banlieues et la politique : un sociologue contre 5 idées reçues

La chasse aux abstentionnistes aura été l'enjeu de cet entre-deux tours des cantonales. Parce que le Front national connaît une percée, mais aussi parce que le scrutin du premier tour, le 20 mars, a été marqué par un désaveu sans précédent.

En Seine-Saint-Denis, l'abstention moyenne a été de 67%, avec des saillies à 70%

dans certains cantons. De quoi dire (un peu facilement) que banlieues ou quartiers populaires ont déserté la politique ?

L'info.com, rendez-vous hebdomadaire en partenariat avec France Info, recevait ce vendredi 25 mars Michel Kokoreff, sociologue spécialiste des quartiers, afin de décrypter avec lui le regard que les quartiers portent sur la politique.

Les « jeunes des quartiers », 40 ans passés

Professeur en sociologie à Nancy II, Michel Kokoreff travaille sur ce terrain depuis plus de vingt ans. Il avait commencé une enquête de terrain au début des années 90 à Asnières, dans les Hauts-de-Seine. Dans ces cités, il avait interrogé un certain nombre de « jeunes des quartiers » sur leur accès à la citoyenneté, leur représentation de la classe politique, leurs réseaux de sociabilité.

En 2003, il en avait fait un livre, publié chez Payot et intitulé « La Force des quartiers ». Depuis, il est retourné sur ce terrain régulièrement. A revu les gens qu'il avait rencontrés pour sa première enquête. Observé leur maturation, et l'évolution du regard que ces « jeunes des quartiers » portent sur la classe politique maintenant qu'ils approchent la quarantaine.

Il a suivi la campagne des cantonales à Asnières-Nord, et observé de plus près celle d'un des candidats indépendants du canton, Zouhairr Ech Chetouani.

Décryptage de cinq idées reçues avec le sociologue.

1La banlieue est un désert politique

Avec des taux records d'abstention et un ratio d'inscrits plus faible sur les listes électorales, on dit beaucoup que la banlieue s'est détournée des rendez-vous politiques.

Ces cantonales n'échappent pas à ce constat, même si le désaveu de la classe politique dans les cantons urbains qui comptent des cités est finalement moins spectaculaire si l'on croise les indices statistiques. Ainsi, quand on observe de près le taux d'abstention au niveau national en fonction du niveau de vie, de l'âge, des catégories socio-professionnelles, on voit bien qu'être électeur banlieusard en 2011 est certes structurant mais que le déterminisme lié au territoire est finalement moins important qu'on l'affirme souvent.

« Plus de militants dans les quartiers sensibles »

Passant plus de 80 heures depuis la mi-février dans le canton d'Asnières-Nord, Michel Kokoreff a bien vu l'abstention s'annoncer à mesure que le 20 mars approchait. Pourtant, il réfute l'idée de « désertification politique » et nuance ce qu'on appelle « dépolitisation » :

« Incontestablement depuis une trentaine d'années on a vu une destructuration du tissu économique et des classes populaires, une montée du chômage de la précarité, une chute vertigineuse des partis de gauche et en particulier du Parti communiste. De ce point de vue-là, il y a bien une dépolitisation des banlieues. Le résultat est que dans les quartiers sensibles, on ne voit plus de militants.

Mais ça n'empêche pas un certain nombre de figures de jeunes ou d'adultes d'avoir une forte conscience sociale et un regard politique sur ce qui se passe dans leur commune mais aussi en France ou à l'étranger.

Il me semble du coup que parler de “ vide politique ” est un peu rapide car il y a des gens qui essayent de repolitiser les questions de sécurité, de logement, de rapports entre hommes et femmes, voire l'islam. Eux sont en quête de visibilité et de reconnaissance et on leur rend un mauvais service en considérant que, finalement, ils ne sont pas représentatifs. »

2La banlieue est un réservoir de voix pour le Front national

A Asnières, le FN, qui avait émergé comme ailleurs au milieu des années 80, avait fini par ne plus faire plus de 3% à certains scrutins dans les années 2000. Dimanche 20 avril, le parti de Marine Le Pen a atteint 18%. De quoi relancer l'idée que les quartiers populaires ont aussi un réservoir de voix pour le FN.

Michel Kokoreff, lui, y voit d'abord le miroir d'un enjeu national. Et pas un trait propre aux quartiers ou aux cités :

« En 2007 l'UMP s'était vantée d'avoir siphonné le Front national. Depuis, le discours a été centré sur la sécurité, l'immigration et, fait nouveau, l'islam. Un certain nombre d'électeurs ont préféré le modèle à la copie et il y a bien une inversion de la situation par rapport à 2007 qu'on retrouve à l'échelle locale.

C'est une évidence, mais ça traduit deux choses : une exaspération par rapport à la situation économique qui est plus centrale pour les gens que les questions de sécurité, et une défiance pour la représentation politique. A tous les échelons, local ou national, les gens ne se sentent plus représentés. »

3Les vieux partis y sont encore incontournables

Le PS et l'UMP sont arrivés en tête du premier tour des cantonales à Asnières-Nord, totalisant respectivement 26% et 22%. Pourtant, sur le terrain, le désaveu des deux partis reste tangible. Même si l'offre politique s'est rajeunie avec une majorité de candidats de moins de 40 ans au premier tour, la classe politique ne rassemble plus, selon Michel Kokoreff :

« Il y a un problème d'offre politique. Beaucoup d'électeurs ont vu passer les trains de la gauche. Les mêmes ont vu passer les trains de la droite. Ils n'ont pas vu une grande différence entre les uns et les autres, n'ont pas vu tenues les promesses qui ont été faites… et on ne vote plus ! On constate un désenchantement inquiétant. »

Sur le terrain, on constate aussi que, même lorsqu'il arrive en tête, le Parti socialiste a perdu le soutien d'une partie de la population des quartiers populaires. On cite souvent SOS Racisme et la tentative d'OPA du PS sur les militants qui émergeaient parmi les populations issues de l'immigration via le mouvement beur.

« La gauche n'insiste pas beaucoup sur la ségrégation des quartiers »

Michel Kokoreff y ajoute, lui, les « Jospinades » et l'amertume générée par certains ancrages sur le flanc sécuritaire – par exemple le discours de Villepinte. Ou les émeutes de 2005, « une vague de violence collective qui met sur le devant de la scène des revendications égalitaires » auxquelles les habitants reprochent à la gauche de n'avoir pas davantage de réponse à apporter :

« On a l'impression que la gauche se soucie assez peu des quartiers populaires. Parce que son assise sociologique s'est transformée au point que le PS devienne un parti de classes moyennes.

Mais aussi du fait de l'abstention : pourquoi aller draguer dans les quartiers populaires avec un résultat qui sera moindre ? La gauche insiste beaucoup sur le déclassement de la classe moyenne mais pas du tout sur la ségrégation des quartiers populaires. »

4Les banlieusards s'abstiennent parce que les élus ne leur ressemblent pas

Lorsqu'on observe le site d'Asnières on constate (sans grande surprise) que son conseil municipal ressemble peu à la population, en tous cas celles des quartiers les plus défavorisés de cette ville des Hauts-de-Seine.  

« C'est un thème délicat à aborder en tant que candidat car on peut être tout de suite taxé de communautariste quand on met en avant le fait de ressembler aux électeurs.

Du fait de certaines politiques, et notamment la politique du logement, on assiste dans certains quartiers à une concentration ethnique qui fait que dans certaines “zones urbaines sensibles” on a 60% à 70% de la population qui est à la fois étrangère, immigrée et issue de l'immigration.

Or ce conseil municipal reflète une partie mais qui est plutôt concentrée dans les quartiers sud de la ville, plus résidentiels, bourgeois. »

Toutefois, « les choses ont changé depuis dix ans », estime Michel Kokoreff. Notamment sous l'impulsion de la diversité mise en avant par Nicolas Sarkozy ou l'élection de Barack Obama, avance le sociologue pour qui « on a avancé dans les mentalités mais pas dans les institutions ».

Pour le premier tour de ces élections cantonales, deux des dix candidats étaient cependant des candidats « indépendants », sans étiquette, qui avaient en commun d'être issus des quartiers. )

Et de mettre en avant cette extraction. L'un des deux, Mohamed Bentebra, a même articulé en partie sa campagne autour de l'idée que s'appeler Mohamed était son « meilleur argument ».

L'un et l'autre ont obtenu 2% et 4,5% au premier tour le 20 avril. Mais à Gennevilliers, ville voisine à la sociologie proche, un autre candidat indépendant, 28 ans, a obtenu 8%. Michel Kokoreff y voit un début de frémissement :

« Le poids des enjeux nationaux joue sur le score de ces candidats issus des quartiers. Ils ne font pas des scores vertigineux. Mais avec des 8% ou 9%, on devient incontournable, au moins localement.

Dans la mesure où ça se reproduit dans plusieurs communes, on peut se poser la question de l'émergence d'une nouvelle génération de militants dans les quartiers populaires. »

5La citoyenneté reste en panne

Michel Kokoreff fait le constat d'une citoyenneté bien vivace en banlieue, en dépit de l'abstention ou du désaveu envers le gros de la classe politique. Il gage qu'une « autre façon de faire de la politique » émerge.

On songe au mouvement des Motivés à la fin des années 90, en se disant toutefois que ces poches locales ont bien du mal à trouver un débouché dans le champ politique institutionnel. Le sociologue confirme :

« On est dans l'infrapolitique c'est-à-dire cette strate qui est sous la dimension politique au sens institutionnel du terme avec tout un tas d'initiatives qui peuvent être locales ou ramifiées, à l'instar du Forum social des quartiers populaires, créé en 2007, qui réunit, des Toulousains, des Parisiens, des Lyonnais etc. avec l'ambition de peser sur le plan électoral c'est-à-dire de sortir de la stratégie de l'autonomie qui n'est pas payante.

Force est de constater que, pour l'instant, on en est un peu toujours à la situation des années 80 : il y a bien une parole qui émerge, une conscience politique qui existe, mais qui n'a pas de débouchés. »

« Une élite locale, plutôt maghrébine, se constitue »

Pour Michel Kokoreff, c'est aussi de l'évolution des quartiers eux-mêmes que pourrait venir l'émergence d'une nouvelle conscience politique collective, qui serait alors plus visible :

« Un renouvellement générationnel s'opère, une démographie qui change complètement dans la France urbaine et en particulier dans ces quartiers. Une élite locale, plutôt maghrébine que subsaharienne, se constitue, et on peut s'attendre à ce que dans une dizaine d'années cette petite classe moyenne qu'on a pu appeler la “beurgeoisie” ait une traduction politique. »



28/03/2011
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