Guadeloupe, trois femmes "doubout"
Pointe-à-Pitre
Envoyée spéciale
Myriam ne sait plus comment elle a trouvé le chemin de Boissard. Le
"ghetto", comme on dit à Pointe-à-Pitre, où l'on se fait trouer la
peau pour un mot de travers. Elle y vit sa jeunesse, toute cassée par le crack.
Véronique y a passé quatre années, comme en enfer, avant d'en réchapper. Ce
n'est qu'aux abords de la cinquantaine qu'elle touche à la sérénité. Amicelle,
90 ans, qui n'a "pas la langue d'un petit poisson frit", veut
y garder sa case, celle de toute une vie.
Trois femmes "doubout" selon le
parler créole. Sinon, comment survivre à pareils destins ? "Les femmes,
on ne les voit pas forcément dans cette société locale matrifocale, dit la
sociologue Patricia
Braflan-Trobo. Elles n'ont pas besoin du devant de la scène, car
elles connaissent leur pouvoir."
La première fois, au centre
Saint-Vincent-de-Paul, derrière le palais de la Mutualité, Myriam, 33 ans, est
arrivée avec une chevelure de lionne, un feu de broussaille roux qui
l'auréolait. Les bras couverts. Elle a raconté son enfance en métropole, "chez
les Ch'tis", avec son père blanc et sa mère guadeloupéenne. Puis le
retour au pays natal à 23 ans - elle est née à Petit Pérou,
une commune voisine de Pointe-à-Pitre -, accro à l'héroïne. "Ici, la
méthadone est payante. Il fallait aller chercher le chèque tous les jeudis.
J'ai fait mon sevrage toute seule."
Elle relève fièrement la tête, la chabine à la
peau claire et aux yeux verts. Elle rit tout le temps, Myriam. Elle n'est pas
une "paro" : "Paro, c'est quand tu es sale, que tu as
passé toutes les barrières, que tu ne peux plus remonter la pente",
explique-t-elle en désignant un type efflanqué en survêtement rouge, qui
traîne, le regard vide. Il y en a pas mal à Pointe-à-Pitre. Ou des "craqués",
qui n'ont plus toute leur tête. Myriam a toute la sienne, elle se sent une
guerrière. "Sois tu es la proie, sois tu es le prédateur, c'est comme
ça dans le ghetto", tranche-t-elle en se rengorgeant avec son "foutu
caractère". Elle dit qu'elle y a mis le temps, mais qu'on la respecte,
la petite "Blanche".
"Le ghetto, c'est la grève de la vie, on est
habitués aux grèves", dit-elle, peu concernée par le mouvement social qui a secoué la
Guadeloupe pendant un mois et demi. Elle ne touche même pas le RMI, alors une
augmentation de salaire... Myriam n'a peur que de Dieu et d'elle-même. Cette
fille intelligente est riche de ses mots : "La confiance, c'est un mot
qu'on a oublié. La confiance avec un grand K et l'amour avec un grand H. Il n'y
a rien qui s'insère ici."
Dans le ghetto, elle est bras nus. Elle a tressé
ses cheveux en petites nattes serrées. Son gros pansement se remarque, et
toutes ses cicatrices. Elle a décidé que l'on pouvait les voir, puisque c'est
le jour de la séance photo qu'elle a acceptée. La longue estafilade dans son
cou, infectée l'autre jour, a été soignée. "J'avais trop honte. Autant
en rire, j'ai tellement pleuré. C'est mon album photo", poursuit-elle
en montrant son ventre tout couturé. Elle ne sait pas pourquoi elle se mutile.
Elle murmure : "On m'a blessée. On a touché mon amour-propre, je ne
sais pas. C'est con."
La case est faite "avec un petit truc en
tôlin, deux trois trucs en bois. C'est là qu'on reste". C'est là qu'on
fume du crack, qui finira par faire des trous dans la tête. On trouve des bouts
pour 2 euros. "Tout se brocante. Des gâteaux, des baskets, le sandwich
de midi." Ici, on achète aussi des armes "comme on achète une
sucette". Il y a de la verdure partout, du soleil qui passe sur le
canapé défoncé, surmonté d'un bonnet rouge de Père Noël. L'île rend fou,
parfois. L'autre jour, Myriam a dit : "Je ne suis même pas capable
d'être maman." La dernière, qui a sept mois, est placée à la maison de
l'enfance, aux Abymes. "Ma mère est partie quand j'ai accouché. J'ai
pas tellement eu l'habitude qu'elle s'occupe de moi. Ça ne change pas
grand-chose", dit Myriam.
Des enfants, Amicelle en a eu douze. Neuf sont
vivants, le benjamin est comptable à Londres. Elle est arrivée à Boissard en
1956, dix ans après que la Guadeloupe soit devenue un département d'outre-mer.
C'était autre chose, ce quartier. En face de chez elle, il y avait "un
terrain de foot qui appartenait aux curés". L'association Les âmes
vaillantes emmenait les enfants y jouer. Maintenant, il y a des cabanes, ou des
emplacements béants. Au bout du chemin, juste à l'entrée du ghetto, à 200
mètres, l'Etat construit un énorme commissariat qui couvre les secteurs des
Abymes, de Pointe-à-Pitre et de Gosier, soit 100 000 habitants.
Le bâtiment inachevé domine de toute sa masse ce
qui reste du ghetto. Après six semaines de grève, il paraît à l'abandon, plus
incongru que jamais. Dans la courette d'Amicelle ou juste à côté, poussent un
arbre à oranges grosse peau, un avocatier, un arbre à pain. Cela donne un air
de campagne au bidonville. Amicelle a toujours gagné un peu sa vie, avec des
travaux de couture à la maison. "J'allais aussi placer du parfum pour
madame Eliane. A l'épicerie, on payait à la fin du mois. La parole
suffisait." Les deux épiceries ont disparu et le mari d'Amicelle ne
passe plus payer quand il a touché son salaire. Il est mort il y a vingt-sept
ans.
"Maintenant, je balaye la case." Elle sourit et
dans son dos passe un souriceau. Amicelle ne veut pas partir. Sa case, en dur,
est classée dans la zone RHI, "Résorption de l'habitat insalubre".
Avec son mari et ses enfants, elle a toujours parlé français, elle sait
parfaitement ce que ces trois mots veulent dire : que la maison sera rasée et
qu'elle devra habiter dans un immeuble. Elle qui n'a jamais vécu ailleurs ni
payé de loyer, car elle était propriétaire, ne s'y résoudra pas.
Les gens de la Semag (Société d'économie mixte
d'aménagement de la Guadeloupe) sont venus et lui ont proposé 13 000 euros.
Elle a refusé. Ils sont revenus et lui en ont offert 18 000. Cela n'a rien
changé. Que trouvera-t-elle pour cette somme ? Rien d'équivalent à ce modeste
endroit où ses souvenirs s'attachent.
Les souvenirs, Véronique voudrait parfois les
oublier. C'est dans le ghetto qu'est mort Dominique, quatre jours après la
naissance de leur fille. Sept hommes l'attendaient, ils l'ont truffé de balles.
Véronique est sortie de la clinique comme une folle, elle a couru partout. Son
trafiquant de mari, son homme, avait voulu planquer l'argent, les bijoux, la
came. Ils en avaient beaucoup. "Je n'avais plus que ma fille. Ils m'ont
tout pris. Ils se sont logés avec mes meubles, habillés avec mes
vêtements."
Ceux du ghetto dont Dominique était issu.
Bientôt, elle n'a plus été en mesure de s'occuper de l'enfant. Elle vivait là,
sans toit, dans le dénuement le plus total. Se battant avec des filles. Avec
des mecs. Subissant la violence, y compris celle qu'elle s'infligeait
elle-même. Comme pour effacer une trop grande beauté. Elle, l'ancienne danseuse
du Crazy Horse,
fut la chouchoute d'Alain Bernardin,
le fondateur du célèbre cabaret, au point qu'après l'avoir virée, parce qu'elle
était enceinte, il l'a réembauchée, pour des années.
Il faut voir son portrait, en noir et blanc, ces
années-là. Si belle. Son premier mari, Ludovic, a fini dans la Seine avec une
balle dans la tête. Tué à sa sortie de prison pendant une relaxe. La drogue,
toujours. "J'aimais l'héroïne", dit Véronique, placée par
Ludovic sous cette dépendance. Elle a vécu dans l'opulence que procure l'argent
sale, sans y penser. L'ancienne championne de France junior du 4 × 100 mètres
n'avait pas compris non plus comment elle était passée "de sportive de
haut niveau à femme fatale".
Sa vie est un roman, peuplé de morts. Le premier,
elle l'a vu en mai 1967, à Pointe-à-Pitre, lors de la révolte ouvrière réprimée
dans le sang par l'Etat. Enfant de la bourgeoisie, élevée par sa grand-mère et
par les religieuses, on est venu la chercher à l'école dans un car de CRS. "La
maison était caillassée. On s'est réfugiées dans la maison de l'enfance,
l'ancienne Ddass. C'est là que j'ai vu cet homme avec la cervelle par terre.
J'avais 8 ans."
Véronique, qui volait sur la piste, marche
aujourd'hui à petits pas, à cause d'une toxoplasmose mal soignée. Mais c'est
une survivante en paix avec elle-même, "heureuse comme jamais"
et bien ancrée dans cette île. On a coutume d'y dire que les femmes en sont le "poteau-mitan".
Béatrice Gurrey
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