La coutume à l’épreuve du viol
Désormais, si une victime et son agresseur sont de droit civil coutumier, l’indemnisation est forcément calculée par une juridiction coutumière. Pour SOS Violences sexuelles, c’est une régression, notamment en cas de viol.
Marie, la cinquantaine (*), a été violée en 2005. Elle a porté plainte contre son agresseur, qui s’est vu condamner à de la prison ferme, deux ans plus tard. Voilà pour le volet pénal.
Côté civil, le tribunal a alors pris une décision peu évidente, en 2007. Marie et le violeur étant de statut civil coutumier, il les a envoyés devant le tribunal coutumier, pour faire reconnaître le préjudice et calculer l’indemnité.
A l’époque, l’application de la loi organique de 1999 (issue de l’accord de Nouméa) n’était pas claire. L’article 7 affirme que les Kanak « sont régis, en matière de droit civil, par leurs coutumes », sauf s’ils sont de statut commun. Mais souvent, les juges ont réservé le recours aux coutumiers à des affaires familiales ou foncières, excluant le calcul des indemnités.
La victime a décidé de laisser tomber, au cinq ou sixième renvoi d’audience du tribunal coutumier.
Réparation. La cour de cassation a tranché, en août 2009. Désormais, toutes les procédures civiles entre personnes de statut coutumier doivent être traitées par un tribunal du même statut. En décembre dernier, l’arrêt a été appliqué pour la première fois, au sujet d’un viol. Après deux procès, la cour d’assises d’appel s’est déclarée incompétente à calculer les indemnités dues à la victime. Comme pour Marie en 2007, elle a renvoyé tout le monde au tribunal coutumier. Ce sont les assesseurs des deux aires qui devront trancher, sous l’autorité d’un magistrat (lire l’encadré).
Cette évolution juridique inquiète SOS Violences sexuelles, qui défend les femmes victimes de viols et d’agressions depuis 1992. « Il est difficilement acceptable, pour l’association d’aide aux victimes que nous représentons, que cellesci n’aient pas les mêmes droits, selon qu’elles sont de statut civil coutumier ou de droit commun », explique la présidente, Anne-Marie Mestre, dans un courrier adressé au Sénat coutumier.
« Le droit coutumier ne pose pas de problème, a priori, [mais] plusieurs femmes nous ont fait savoir qu’elles ont eu des difficultés pour obtenir réparation », confirme Françoise Caillard, présidente de l’Union des femmes citoyennes.
La crainte naît aussi du fonctionnement supposément lent des juridictions coutumières. Après quatre années de procédure, Marie « a décidé de laisser tomber, au cinquième ou sixième renvoi d’audience du tribunal coutumier », indique une salariée de l’association.
Statistiques. Une statistique du parquet général semble confirmer ce grief : depuis 2008, tous dossiers confondus, les juridictions ordinaires se sont déclarées incompétentes 125 fois. Comme le recours au tribunal coutumier n’est pas automatique, seulement 35 victimes ont franchi le pas. Sur ces 35, une quinzaine ont été indemnisées, les autres dossiers sont en cours.
« Je conteste ces statistiques, je ne sais pas quelles données elles contiennent », oppose le juge Daniel Rodriguez, en poste à Koné. Dans le Nord, 18 cas de figure se sont présentés en 2009-2010, dont 14 ont été traités par la coutume, grâce à une implication particulière des magistrats (lire l’encadré).
« Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage […], ou alors on ne s’en occupe pas », tranche un autre magistrat, pour qui les tribunaux coutumiers « fonctionnent [et] font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont ».
Le Sénat coutumier n’a pu être joint, hier. Mais il commence à s’intéresser au problème : cette semaine, des sénateurs se réuniront avec des magistrats du Nord, pour travailler sur la procédure civile coutumière.
(*) Prénom modifié.
Comment ça marche ?
Il existe trois tribunaux coutumiers : Koné, Lifou et Nouméa. Pour siéger, un magistrat professionnel et au moins deux assesseurs sont nécessaires (un pour le clan de l’auteur, un pour celui de la victime). Ces derniers sont choisis à partir d’une liste fournie par chaque aire. Le droit coutumier étant oral, il se base sur la jurisprudence. Avec la pratique, « deux principes se sont dégagés », explique le juge Daniel Rodriguez. « L’essentiel est de ne pas rompre le lien social, pour cela il y a la coutume de pardon […]. Il a aussi été admis que ce geste n’était pas suffisant, et qu’il y avait une réparation monétaire. » Elle se base sur les usages des tribunaux civils. Aucun texte local n’est venu renforcer ou préciser le fonctionnement de ces tribunaux. Notamment pour rendre l’audience coutumière automatique après un procès, ce qui éviterait les abandons de procédures. Certains juges « bidouillent » en se basant sur un article du code civil commun, pour saisir immédiatement la juridiction coutumière. « On se sent isolés, tout le monde s’en fout […] au gouvernement, chez les élus… », apprécie un magistrat.
Le chiffre
132 000
Selon une statistique de la direction des affaires coutumières du gouvernement, il y a 132 000 citoyens de statut civil coutumier.
Repères
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Tournant judiciaire
L’association SOS Violences sexuelles est née en 1992, sous l’impulsion d’une juge. La première présidente a été Marie-Claude Tjibaou. La structure a accompagné le premier tournant judiciaire, en matière de violence faites aux femmes. « Les plaignantes sont maintenant en majorité des Mélanésiennes et le tribunal est désormais utilisé par nombreuses femmes kanak comme une juridiction d’appel de la coutume », constatait l’anthropologue Christine Salomon, coauteur d’études sur les violences faites aux femmes, pour l’Inserm.
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Phénomène massif
Selon l’étude de l’Inserm de 2008 (« Situation sociale et comportements de santé des jeunes en Nouvelle- Calédonie »), un Calédonien sur 7 (14 %) de moins de 25 ans a été agressé sexuellement au cours de sa vie. « Ces agressions sont extrêmement fréquentes chez les filles : une sur cinq a subi des abus sexuels. Bien que moins courantes, elles sont loin d’être marginales chez les garçons puisque 7 % d’entre eux sont concernés », indique l’enquête.
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