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L’histoire d’une grande tromperie

Publié le lundi 20 juin 2011 à 03H00, Les Nouvelles Calédoniennes.

Partis présenter leur culture à Paris, en janvier 1931, les Kanak seront en fait exhibés comme des animaux de cirque dans des conditions inhumaines. Leur calvaire a duré près d’un an.

Pendant plusieurs mois, les Kanak seront l’une des attractions du Jardin d’acclimatation, aux côtés des crocodiles.

 

En 1931, devant huit millions de visiteurs, la France glorifie sur 110 hectares au bois de Vincennes, lors de l’Exposition coloniale de Paris, « la prodigieuse activité » de son « Empire d’Outre-Mer. » La Nouvelle-Calédonie y a son pavillon. 111 Kanak de Canala et des Loyauté y partent présenter la culture de leur pays. Mais, trompés, ils devront jouer les cannibales au bois de Boulogne et en Allemagne. Un scandale qui coûta sa place au gouverneur Guyon et mit fin aux « zoos humains » qu’étaient les exhibitions d’indigènes en Métropole.
La Calédonie partageait avec les Nouvelles Hébrides et Wallis-et-Futuna un modeste pavillon qui lui avait tout de même coûté 375 000 francs. Les élus de l’époque ne voulant pas voter les crédits nécessaires à l’envoi d’une délégation, la Fédération française des anciens coloniaux, la FFAC, prit le relais pour faire venir « quelques dizaines de Canaques, dont l’exhibition en Métropole pourrait rapporter suffisamment d’argent pour couvrir les dépenses engagées et faire, si possible, des bénéfices. »

Loués. Avec la bénédiction du gouverneur Guyon, le recrutement se fit à Canala et aux Loyauté. Certains étaient volontaires, d’autres désignés par leurs autorités coutumières. Et sans avoir eu connaissance du contrat de louage écrit signé en leur nom par le représentant de l’administration, 111 Kanak, dont 14 femmes et six enfants, s’embarquèrent ainsi sur le Ville de Verdun le 15 janvier 1931. Ils étaient accompagnés de leurs grands chefs, Boula de Lifou, Wathio de Canala et Bazit d’Ouvéa, qui meurt en mer, durant le voyage.
A l’arrivée à Marseille, le 31 mars 1931, cinq semaines avant l’inauguration de l’exposition, pas de temps d’acclimatation sur la Côte d’Azur, comme promis oralement. Pas vraiment de vêtements chauds non plus. Direction Paris. Pas au bois de Vincennes mais au bois de Boulogne, au Jardin d’acclimatation, où ils sont, avec les crocodiles, l’une des deux attractions de la saison. Et pour deux ans, apprennent-ils, alors que leur séjour devait durer huit mois. Ils y sont présentés comme des cannibales, déshumanisés, et incités à « gesticuler à demi-nus en brandissant des tibias de bois. » Pire, plus de la moitié d’entre eux sont expédiés fin avril en Allemagne, où ils se produisent, pour le compte du cirque Hazenback, dans des conditions encore plus dures qu’à Paris.

Plaintes. Leurs courriers de protestations en témoignent. « Oh Monsieur, si vous voyiez comme on nous traite durement. Nous restons assis par terre, sans natte, sans paille, comme nous a dit le directeur, pour faire croire aux visiteurs que nous sommes des sauvages. Nous n’avons aucun moment à se reposer, ni laver notre linge. Toujours nous sommes retenus. La société nous défend de sortir et de mettre des habits civils. Nous marchons pieds nus. Il faut danser sans arrêt, même quand il pleut. Tout le monde est dans une désolation complète. »
Ces plaintes sont relayées en France par les églises et les Calédoniens de Métropole ; à Nouméa par le Bulletin du commerce tandis que la France australe reste muette ou minimise. Les interventions se multiplient au ministère des Colonies. En octobre, ceux d’Allemagne reviennent à Paris et le départ de la délégation est décidé. Ils embarquent le 11 novembre à Marseille, sur le Chantilly, et rentrent à Nouméa en janvier 1932.

Conséquences

Le « véritable marché de chair humaine » que fut la pseudo-participation des Kanak à l’Exposition coloniale ne resta pas sans conséquences. Avant même son dénouement, par circulaire du 31 juillet 1931, le ministère des Colonies interdit « toute exhibition d’indigènes en Métropole. » Dans la foulée, le 15 septembre, le gouverneur Guyon rendu responsable fut mis à la retraite anticipée. Enfin, la FFAC en fut de sa poche, pour un déficit de 450 000 francs. Parmi les sept qui s’évadèrent du Chantilly se trouvait Paul Jewine, resté huit ans en France. De retour sur le Caillou, il fit partie du Conseil territorial de 1956 à 1967. « Les années passées là-bas avaient éveillé sa conscience politique, a témoigné son fils, en 1996, dans Mwà Véé. Il a constaté que les gens en France n’avaient pas, à l’égard des Kanak, le même comportement que les blancs d’ici [...]. C’est pour cela qu’il a fait de la politique, pour contribuer à l’émancipation des Kanak. »

« Couillonner Français »

Alin Laubreaux, journaliste et écrivain calédonien, fut de ceux qui dénoncèrent la mascarade du bois de Boulogne. Il l’évoque dans un article publié par le Candide du 14 mai 1931, sous le titre ironique « Une heure chez les mangeurs d’hommes. » Il y raconte qu’il connaît l’un des cannibales, Prosper, instruit, chrétien et employé d’imprimerie à Nouméa, et qu’un autre, Marius, lui explique que « tout ça, c’est pour couillonner Français. » Alin Laubreaux réserve sa mordante conclusion à l’Etat, en ces termes : « Le plus beau de l’affaire est que le Barnum de cette extravagante tournée s’appelle l’administration française. »

Henri Lepot



19/06/2011
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