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Le vieux chef est mort

La mort, il la tutoyait depuis vingt-cinq ans. Cette vieille compagne de route, qui l’obsédait et le fascinait, l’avait caressé si souvent d’un doigt griffu. Tantôt parce que sa santé fragile le plaçait au bord du précipice. Tantôt parce que ses engagements politiques l’exposaient à des attentats tels que celui qui a coûté la vie à son indissociable adversaire et partenaire, Jean-Marie Tjibaou.
Pour Jacques Lafleur, le suspens est terminé. Après s’être tant de fois dérobé, il a finalement cédé à cette ombre qui rôdait assidûment autour de lui. Samedi soir, il est mort, presque tranquillement, d’un malaise cardiaque, un de trop, alors qu’il séjournait sur la Goald Coast en Australie. Son décès a été constaté pendant son transport à l’hôpital de Brisbane.
La nouvelle ne s’est répandue que dimanche matin en Calédonie, suscitant l’émoi dans la classe politique comme dans la population, toutes ethnies confondues.

Santé. Cette fois, la page - historique - est bel et bien bien tournée. Sans fracas ni véritables signes avant-coureurs.
Bien sûr on savait l’homme affaibli par sa fragilité cardio-vasculaire. Mais il l’était depuis si longtemps. A chacune de ses rares apparitions, la même interrogation courait dans l’assistance : « Semble-t-il aller mieux ou moins bien que la dernière fois ? » Chacun pouvait y aller de sa propre interprétation. Tout récemment, l’homme de fer au cœur d’argile s’était remis à fumer, après plus de vingt ans d’abstinence dictée par ses médecins. Comme s’il faisait désormais un pied de nez à sa santé et se livrait sans restriction aux petits plaisirs néfastes de la vie. Sans plus se soucier des lendemains.

Accords. Abandon ? Non. Car il avait aussi entrepris la rédaction d’un nouveau livre qu’il songeait à intituler : « Tels qu’ils sont en eux-mêmes ». Un livre testament où il entendait bien régler au passage quelques comptes avec ceux qui furent ses amis ou ses adversaires. Son regard s’illuminait de malice à l’évocation des anecdotes qu’il comptait y raconter.
En définitive, Jacques Lafleur ne voulait rien lâcher. Ni de la vie ni de ses combats. Pendant vingt-cinq ans, de 1977 à 2002, il aura été l’homme fort de la Calédonie dans une période cruciale de son histoire. Imposant à son propre camp un chemin où seule une personnalité hors norme pouvait le conduire : les accords de Matignon en 1988, puis ceux de Nouméa en 1998, pour éviter des référendums couperets et les risques de retour à la guerre civile. Une de ses forces de conviction était de ne pas hésiter à s’exposer lui-même au danger. « Je suis comme ça, c’est ma nature. Je n’ai aucun mérite puisque je n’ai pas peur » répétait-il tout simplement.

Aujourd’hui, il rejoint Jean-Marie Tjibaou dans l’histoire du pays.

Chef de guerre, n’hésitant pas à se mettre en première ligne quand se répand l’odeur de la poudre, c’est dans le calme retrouvé, dans l’exercice du pouvoir apaisé qu’il s’est peu à peu enlisé.
En 2002, quatre ans après la signature de l’accord de Nouméa, le député de la première circonscription est mis en ballottage par Didier Leroux. Un camouflet pour celui qui avait toujours été élu dès le premier tour. En mai 2004, lui qui préside la province Sud depuis 1989, est battu par une coalition de plusieurs anciens lieutenants. Son exercice très personnel du pouvoir, son ego hors norme et les méthodes qui faisaient sa force dans la tempête sont devenus une faiblesse.

Démission. Et son parti, le RPCR, se retrouve au bord de l’implosion. L’homme de la poignée de main entre alors dans une période de tergiversations et de revirements. Il quitte la présidence de son mouvement et la confie à Pierre Frogier. Mais quelques mois plus tard, en désaccord avec les méthodes de son « successeur naturel », il tente de reprendre les rênes du Rassemblement. Trop tard. En 2005, les militants remercient leur chef historique et confortent Pierre Frogier dans sa position et sa volonté de « refondation ».
Jacques Lafleur relance alors le mouvement de ses débuts, le RPC, et c’est sous cette bannière qu’il tente en 2007, de garder son siège de député. Mais les temps et les mentalités ont changé. C’est Gaël Yanno, et avec lui une nouvelle génération, qui s’affirme.
Malgré cette nouvelle défaite, Jacques Lafleur ne désarme pas. Entouré d’un carré de fidèles, et toujours écouté par de nombreux hommes politiques, il plaide pour la solution institutionnelle qui lui paraît convenir à la Nouvelle-Calédonie. Un pacte cinquantenaire pour donner du temps au temps.
Il repart à la bataille en 2009 et se fait réélire au Congrès, d’où il choisit finalement de démissionner en 2010. Après avoir été fait chevalier de la Légion d’honneur, Jacques Lafleur a reçu conjointement avec Jean-Marie Tjibaou (à titre posthume) la Colombe de la Paix. Une distinction internationale portée par l’Allemagne et l’UNESCO et accordée à ceux qui ont œuvré pour la paix. C’était le 18 novembre dernier.
Aujourd’hui, les deux hommes se sont définitivement rejoints dans l’histoire de leur pays.

 

Philippe Frédière, Patricia Calonne, Sylvain Amiotte, Samuel Ribot

 

L’aigle et la colombe

Ils seront nombreux, très nombreux à vouloir assister aux obsèques de Jacques Lafleur. Personnalités ou anonymes, fidèles ou adversaires. Car la plupart des Calédoniens se sont sentis en deuil dimanche matin en apprenant la mort du vieux chef. Certains n’ont même pas voulu y croire, pensant devoir mettre une fois de plus cette annonce sur le compte d’une nouvelle rumeur.
Mais non. Cette fois la mort ne s’est pas dérobée, et s’est emparée de celui qui a su, avec Jean-Marie Tjibaou, infléchir l’histoire de la Nouvelle-Calédonie.
Jacques Lafleur avait beaucoup de défauts. Son autoritarisme, son rapport très personnel avec l’exercice du pouvoir, ses coups de colère et sa propension à faire ou défaire les carrières auront sans doute précipité la fin de sa carrière politique.
Ses qualités aussi étaient hors norme. A commencer par un courage physique qui a fait beaucoup pour emporter l’adhésion, autour de lui, quand la peur régnait dans le pays. Mais aussi un courage intellectuel et politique qui lui a permis d’amener sur les voies du dialogue des troupes qui ne demandaient qu’à en découdre.
Tout à la fois généreux et capricieux, coléreux et séducteur, visionnaire et braqué, un pied en politique un autre dans les affaires, il avait tant parcouru et survolé la Calédonie qu’il en connaissait toutes les subtilités. C’était un aigle aux aguets. Il a donc été l’un des premiers à comprendre, dans son camp, que la revendication indépendantiste ne se traiterait pas à coups de matraque ou de fusil, mais par les concessions et la compréhension.
Le temps oubliera peu à peu les travers et les coups de griffes qui ont terni les dernières années de règne de Jacques Lafleur. Mais il gardera la mémoire de l’homme de paix, de cette poignée de main historique qui lui a valu, quelques jours avant sa mort, une tardive reconnaissance internationale en forme de colombe.

 



06/12/2010
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