Les savoirs kanak bientôt « brevetés »
Jeudi dernier, le gouvernement a examiné le premier jet d’un projet de loi qui invente le concept de droits intellectuels autochtones, taillé sur mesure pour défendre et valoriser les savoirs coutumiers kanak. Lorsque cette loi du pays aura abouti, la Nouvelle-Calédonie sera à l’avant-garde de la protection des savoirs traditionnels.
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C’est le nombre de membres qui composeraient la Haute autorité
indépendante de protection des savoirs traditionnels. Chaque président
de province en nommerait trois, soit neuf membres, qui éliront ensuite
leur président. S’ajouteraient deux magistrats : l’un nommé par le
premier président de la cour d’appel, l’autre par le premier président
du tribunal administratif. Ces 11 membres seraient nommés pour six ans
afin de leur garantir leur indépendance par rapport au pouvoir
politique. La Haute autorité travaillerait en lien avec le Conseil des
aires coutumières.
Ce qui se trame ici n’a quasiment pas d’équivalent dans le monde ; seule l’Amérique latine, et notamment le Pérou, a tenté l’expérience. Il s’agit de tailler sur mesure un système juridique protégeant les savoirs kanak, dans le respect de l’esprit et des valeurs de la coutume. Des savoirs, artistiques, culturels et biologiques, qui se transmettent oralement de génération en génération et que d’autres s’approprient pour en tirer seuls les bénéfices.
Jeudi dernier, Régis Lafargue, conseiller à la Cour de cassation, a présenté un avant-projet de loi du pays devant le gouvernement réuni en collégialité. D’emblée, le magistrat prévient les inquiétudes : « Ce projet de loi ne cherche pas à écrire le droit coutumier, simplement à élaborer une procédure et donner un cadre [juridique] permettant l’expression de la coutume. »
« C’est un travail lancé il y a plusieurs mois, à la demande de la province Nord », poursuit Déwé Gorodey, membre du gouvernement en charge de la culture, de la condition féminine et de la citoyenneté. Pour élaborer ce premier jet, un comité de pilotage, présidé par Emmanuel Tjibaou, a été créé début août : « L’idée, c’était de partir de la pratique, des questions soulevées par nos vieux, par nos clans », explique-t-il, fort du travail d’enquête et de conservation du patrimoine mené au sein de l’ADCK (*).
Pas question d’appliquer ici la notion de propriété intellectuelle du Code civil français pour protéger la culture traditionnelle kanak. D’abord parce que « ces savoirs ne sont pas la création d’individus, mais sont hérités des générations antérieures », précise Régis Lafargue. Ensuite parce que « la Nouvelle-Calédonie a, de toute façon, compétence en droit coutumier et pas en droit civil ».
Là, c’est comme si la coutume n’avait pas de visage.
Là, c’est comme si la coutume n’avait pas de visage.
La
solution passe alors par l’invention du concept de droits intellectuels
autochtones, complètement modelé sur la situation calédonienne. « Chaque génération présente est le dépositaire et le gardien de ce patrimoine collectif autochtone inaliénable »,
pose le conseiller à la Cour de cassation. La loi du pays reconnaîtra
que ces savoirs appartiennent au peuple autochtone, que celui-ci en a
les droits intellectuels, et créera un régime « d’accès et de partage des avantages » commun aux trois provinces.
Et
pour que cela ne reste pas un vœu pieux, l’idée est de créer une Haute
autorité indépendante calédonienne auprès de laquelle les clans pourront
enregistrer leurs savoirs sur un fichier de la propriété intellectuelle
traditionnelle (lire en repères). Lorsqu’une demande de brevet
extérieur sera déposée, par exemple, sur une plante pour ses vertus
thérapeutiques, la Haute autorité pourra comparer avec le fichier du
patrimoine kanak et refuser si le savoir appartient déjà à un clan.Car,
il ne faut pas se leurrer, « les chercheurs ne se hasardent guère à
chercher une application sur telle ou telle plante, sans avoir déjà pris
connaissance auprès de la population de ses vertus », fait remarquer Régis Lafargue. La future loi du pays aura pour but de rétablir l’équité.
En
dehors du travail législatif restant à mener sur ce texte, reste à
savoir si ceux qui détiennent les savoirs auront envie de les
enregistrer, même auprès d’une autorité indépendante. « Cela passera par une relation de confiance, répond Emmanuel Tjibaou. L’ADCK
a déjà commencé ce travail auprès des coutumiers, avec le recueil de
données. Il faudra faire de l’information sur cette structure. Ce projet
est très important, car, là, c’est comme si la coutume n’avait pas de
visage. »
Bérengère Nauleau
(*) ADCK : Agence de développement de la culture kanak.
A Lifou, « chaque famille a ses remèdes »
A 77 ans, Cipane Streter de Qanono connaît des plantes qui soulagent et aident à la guérison de certaines maladies. « Chaque famille a ses remèdes. Et ne les divulgue pas aux autres familles », prévient-elle d’emblée.
«
Ce sont nos arrière-grands-mères qui nous ont transmis tout cela. Quand
quelqu’un est malade dans une famille, je me déplace et vais soigner le
malade. On m’appelle aussi lors des accouchements, quand un bébé est
mal placé. Grâce à un médicament que la femme enceinte mâche et grâce à
un massage du ventre, je remets le bébé dans la bonne position pour un
accouchement normal. »
Cipane Streter connaît les vertus de
chaque plante et les montre une à une, dans son jardin. Comme cette
liane, appelée « hmitre » en drehu, qui combat la jaunisse et aide les
personnes anémiées à retrouver la forme, selon Cipane Streter. « C’est une plante que l’on fait bouillir et, après infusion, on en boit le jus. » Elle effleure ensuite les feuilles de Thépë « que l’on infuse à froid dans un bol, accompagnées de feuilles d’hibiscus de toutes sortes, cela permet de nettoyer l’intestin ». Cipane Streter a, gravés dans sa mémoire, nombre de remèdes traditionnels. Elle évoque encore « les
feuilles de papaye mâle de couleur jaune, ces papayers qui ne portent
pas de fruits. Il faut les faire bouillir et infuser, boire cette
infusion tiède, cela nettoie le foie et active la circulation sanguine. »
Son savoir est précieux. Et si Cipane Streter sait l’utiliser, c’est
qu’elle en a fait l’apprentissage en famille, dans les règles de la
transmission traditionnelle.
Repères
Un fonds en faveur des générations futures
Un
fonds en faveur des générations futures serait créé pour recueillir les
sommes versées au titre du partage des avantages ou de l’autorisation
d’usages des savoirs traditionnels. Ces sommes, gérées par la Haute
autorité, seraient « utilisées en faveur de la culture kanak, du développement durable et des générations futures ».
Des savoirs classés secret
L’avant-projet
de loi prévoit un fichier de la propriété intellectuelle traditionnelle
qui regrouperait les déclarations émanant de titulaires de savoirs
traditionnels. Ces derniers pourront décider de s’enregistrer dans la
section des savoirs soumis au secret, interdisant tout commerce
juridique, ou dans la section des savoirs traditionnels publics.
Celle-ci regroupera les savoirs ouverts à la valorisation, sur
autorisation, et ceux qui font déjà l’objet d’une mise en valeur.
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